Au-delà des apparences, au-delà de ses yeux bleus et de son sourire ravageur, tu as vu tout ce qu'il pourrait t'apporter. Tu as vu l'espoir après des années de brouillard, l'amour dans un désert de solitude, le foyer qui t'avait toujours manqué. En un regard échangé, tu as lu l'avenir et envisagé tous les bons moments que vous alliez partager. Tu aurais aimé avoir la force de t'en empêcher, toi qui te reproches souvent de ne pas être assez terre-à-terre, tu aurais dû être plus méfiante, moins rêveuse. Mais on ne t'a pas élevée comme ça. Tu as grandi dans une société qui prône l'amour de l'autre avant l'amour de soi, tu as assimilé le fait d'avoir besoin d'un homme à tes côtés pour pouvoir commencer à exister. Tu n'étais qu'une ombre, un courant d'air qui ne marque ni la nature ni les esprits, tu étais une moitié d'âme en quête d'entièreté, en quête d'éternité. Tu pensais trouver en l'autre une justification à ton existence, tu pensais comprendre enfin pourquoi on t'avait jetée dans ce monde rempli d'horreurs et dénué d'humanité ; seul l'amour passionnel semblait pouvoir compenser une telle injustice.
Et tout ça, il le savait. Il savait que les femmes ont besoin des hommes, et surtout, qu'en un claquement de doigts elles leur appartiennent. Alors il a fait mine de te prendre sous son aile, il t'a gardée auprès de lui malgré les cris, les larmes et les nuits blanches. C'était son rôle à lui : s'assurer que tu restes à ses côtés, s'assurer que ne retrouves jamais ta liberté, et qu'au nom de l'amour tu n'aies bientôt plus le droit de t'exprimer. Un homme, en 1950 comme en 2022, ça ne se fait pas abandonner. Personne n'a le droit de quitter une entité, même quand tout le monde sait qu'elle est brisée et qu'elle va, toi aussi, te briser. Parce que la vérité, c'est qu'il t'a tout donné ; il t'a nourrie de promesses et de démonstrations maîtrisées. Il t'a fait de la place dans son univers au détriment de tout le reste et a tout tenté pour que tu parviennes à une meilleure version de toi-même, quitte à devoir te malmener parfois, quitte à devoir te démontrer à quel point tu étais paumée, mais toujours pour ton bien. Il a tenté de te modeler, de t'éduquer. Tu n'étais rien et il est venu te compléter, par sa patience et son amour. Rien ne l'obligeait à t'accorder autant de temps ou à te faire passer avant les autres, qui sont si nombreuses et bien plus intéressantes que toi. Mais il s'est sacrifié, pour toi.
Puis à force de cris, de larmes et de nuits blanches, tes croyances se sont évanouies. Enfin, tu as réalisé à quel point tu avais été conditionnée ; d'abord par la société, ensuite par celui que tu appelais ta moitié. Tu sais aujourd'hui que tu n'étais pas une âme esseulée avant de le rencontrer, tu étais juste une âme en quête d'identité, et le seul amour dont tu avais réellement besoin pour t'épanouir était le tien. Tu as redressé les épaules, la tête, le regard, tu t'es étreint le cœur pour lui demander pardon de l'avoir si mal traité pendant toutes ces années et tu es partie sans te retourner. Car une fois que le déclic apparaît enfin, il ne faut surtout pas l'ignorer. La petite voix que tu entends chuchoter au fond de toi, c'est la seule qui ne soit pas entachée des convictions des autres, c'est la seule qui ne te mentira jamais, parce qu'elle ne se trompe pas.
Tu es partie sans te retourner, mais tu as oublié qu'en 1950 ou en 2022, un homme ne se fait pas quitter. L'homme que tu as tant aimé deviendra l'objet de tes angoisses, il deviendra à son tour l'ombre dans ton sillage, le courant d'air qui te fait frissonner, cette moitié d'âme qui ne tolère pas d'avoir été abandonnée. Tu pensais que le cauchemar était enfin terminé, mais peut-être qu'il ne fait que commencer. Tu rêves de hurler à la société que c'est sa faute, tu rêves de crier à sa mère que c'est sa faute, tu t'époumones en silence, tu cherches un moyen de remonter le temps et ne jamais le rencontrer. Tu pries pour ne pas finir comme toutes ces femmes qui ont dû apprendre à regarder par-dessus leur épaule et se battre tous les jours pour un semblant de sérénité. Dans le meilleur des cas.
Peut-être que c'est une leçon universelle que les femmes doivent apprendre pour réaliser l'importance de l'amour de soi et de la solidarité féminine. Peut-être que sans tous ces mauvais moments tu n'aurais jamais réalisé à quel point tu valais mieux et à quel point il était important de soutenir les autres sans jugement. Peut-être que ce n'est pas normal de devoir souffrir pendant des années pour apprendre à t'apprécier, et tu es convaincue que ce n'est définitivement pas normal de devoir lutter au quotidien pour retrouver une liberté que personne ne devrait oser renier.
En 1950 ou 2022, le combat continue pour qu'un jour, plus aucune femme n'accepte de se faire humilier en pensant le mériter et pour qu'un jour, plus aucune femme ne devienne un chiffre de plus dans les insupportables recensements sur les violences conjugales.
