Chapitre XXII - Ange-Homme

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Le soir du vingt-quatre décembre, ainsi qu'il l'avait annoncé, Liam organisa une soirée en comité restreint. Eden, machinalement, emboîta le pas à Elias lorsqu'il quitta sa chambre pour se préparer. Il prit conscience de sa bêtise alors que le jeune homme se déshabillait dans la salle de bain. Pourtant, il ne bougea pas. Ses yeux ensorcelés voguèrent sur le corps mat qui se dévoilait. Ils suivirent l'angle net du menton, la clavicule saillante, attirante, le torse tonique, la courbe délicate de la hanche, la forme arrondie des cuisses. Son regard presque lubrique s'immobilisa là, sur les cuisses.

Il s'avança. Ses sourcils se froncèrent. Les traits blancs qui cisaillaient la peau retenaient toute son attention. Il observa les poignets ; les mêmes marques s'y dessinaient. L'ange passa les doigts sur ses propres poignets, sur ses propres cuisses. Il ressentit la douleur. La lame entrait et ressortait. Elle tailladait sans répit. Effusion de sang, effusion de douleur. Elle recommençait, impitoyable. Tailler en pièce le corps pour supporter le reste. Souffrir pour éviter de mourir. Il contracta la mâchoire, faible. C'était son sang qui le quittait. Sous le tissu, sa peau brûlait, hurlait, cri du corps au cerveau, j'ai mal. Supplique vaine, le cerveau cherchait la douleur, le corps criait pour le satisfaire. Et la lame poursuivait. Des larmes ravageaient son visage. Pas les siennes, celles qui avaient inondé les joues d'Elias. Nouveaux coups, nouvelles marques qui rejoindraient les anciennes, seraient rejointes par d'autres après elles.

Il haletait, sa peine était la sienne. Tremblant, il eut soudain envie de serrer contre son cœur battant ce garçon. Pourquoi ? demanderait-il au creux de son oreille. Ou peut-être ne demanderait-il pas. La réponse, après tout, tournoyait déjà dans son esprit. Parce que je me souvenais que j'avais envie de vivre. Les larmes redoublèrent. Ce n'étaient plus celles d'Elias, désormais.

Pour la première fois, Eden regretta. Pas de s'être vengé, ni de l'avoir rejeté. Non, il regretta que l'innocent bébé, dans la chambre d'hôpital à l'odeur de désinfectant, l'eût vu, qu'il lui eût souri, et que lui, eût répondu. Il regretta que l'enfant de six ans l'eût aimé. Il regretta que l'enfant de neuf ans, de treize ans, de quinze, seize, dix-sept ans, l'eût côtoyé. L'espace d'un bref instant, il espéra, tout bas, dans un recoin assombri de ses pensées, que le Temps acceptât de revenir en arrière et de tout modifier. Que Ladell ne corrigeât pas ce foutu dossier, qu'il ne s'attachât pas à ce foutu gosse, qu'il demeurât loin de lui, distant, silencieux, comme l'Ange gardien qu'il aurait dû être. À nouveau, Eden regretta. Cette fois, il regretta de ne pas pouvoir agir comme un Ange, un vrai. Parce qu'il était noble, il était fier, il était beau. Il était parfait. Mais Ange, ça, il ne l'était pas.

Elias admirait son reflet. Il tâtait ses bras. Un sourire illuminait son visage devant les muscles apparents. Quel beau sourire. Souris encore, je t'en prie, je veux te voir heureux. Dans son dos, son Gardien essuya l'eau sur ses joues. D'une manière imperceptible pour qui n'y prendrait pas garde, ses lèvres s'étirèrent. Il effleura son poignet. Ancrée dans sa mémoire, indélébile, la douleur resterait, cuisant rappel de ce qu'il avait poussé le garçon à s'infliger. Il quitta la petite pièce pour rejoindre la chambre aux murs nus, où il se sentait étranger, maintenant que ses portraits n'étaient plus là.

*

Il marqua un temps d'arrêt devant la porte d'entrée blanche. Derrière, il y aurait Elias, le parasite et ses avances agaçantes, et les autres. Dans sa poche, le poids du paquet de Ladell semblait l'attirer vers le sol. Il inspira et frappa trois coups secs sur le battant. Liam apparut, s'effaça pour le laisser passer.

À l'intérieur, il vit immédiatement l'arbre décoré dressé, une étoile provocante à son sommet, des guirlandes multicolores et des boules colorées habillant ses aiguilles. Aussitôt, le souvenir persistant de l'humain aux cheveux roux couché sur le volant, noyé dans le rouge, les yeux clos, l'assaillit. Il entendait sa voix haut perchée qui l'appelait, Eden, tu peux accrocher l'étoile pour moi ? Et son timbre passionné quand il expliquait ce qu'était Noël. Il lui avait appris beaucoup de choses au cours des quelques mois qu'ils avaient partagés. Il lui avait appris l'amour. Il lui manquait, parfois. Mort cent dix-huit ans auparavant le jour de la fête qu'il avait préparée avec tant d'ardeur, il revenait le hanter. Et la voix sortant des lèvres qu'il avait senties devenir froides lui répétait, c'est toi qui m'a tué.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant