Chapitre 6 : L'invitation

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     Les semaines qui suivirent, Hélène respecta sa parole et laissa à Daisy une certaine liberté. Ses jours de congés, elle les passait désormais avec Mathias à parcourir les merveilles de Paris. De son côté, la vicomtesse restait digne quand on se moquait de sa protégée séduite par le libertin. Elle leur répondait avec tout l'aplomb et la patience dont elle était capable qu'ils ne savaient rien et qu'avec ce genre de commérage, il n'était pas étonnant que l'Inconnue de la Seine n'accepte la compagnie que de ce jeune cabotin qui avait au moins le mérite de ne pas la considérer comme une vulgaire bête curieuse.

     Les autres semblèrent y réfléchir à deux fois car, les jours suivants, les rumeurs se calmèrent et quelques surprises furent même envoyées à Daisy, dont beaucoup de fleurs, de lettres d'amour, de poèmes et un nombre impressionnant d'invitations à toutes les réceptions mondaines prévue en février.

    Les deux amis, entouré de Louise et ses sœurs, s'en amusèrent beaucoup et firent le tri dans toutes ces enveloppes. Mathias s'esclaffait en lisant le continu plus ou moins bien écrit de ces aristocrates en pamoison devant la jeune femme. Même Louise ne parvenait plus à gronder le coquin quand elle découvrait les vers maladroits et peu originaux qu'on vouait à leur amie.

     – C'est de la très, très mauvaise poésie, commenta cette dernière en étouffant un rire.

     – Crois-tu qu'ils t'apprécient vraiment ou est-ce une nouvelle manière de t'insulter ? demanda Mathias l'air malicieux.

     – Tu mérites bien mieux que ces bêtises, poursuivit la jeune Mathilde en grimaçant devant l'un des mots. Ce poème-là n'est même pas de l'expéditeur, quitte à tricher autant le faire bien et citer l'auteur, ronchonnait-elle, c'est honteux. Et cette partition... s'il te la jouait vraiment tu deviendrais sourde.

     – Vincent écrit beaucoup mieux, commenta Emmie qui voulait se joindre à la conversation mais qui, comme souvent, visait à côté.

     Son commentaire fit tout de même sourire les filles et éclater de rire Mathias qui aurait roulé par terre si Louise ne l'avait pas menacé de l'assommer avec son ombrelle s'il ne se tenait pas correctement.

     Le petit groupe ne remarqua même pas Vincent un peu en retrait à l'entrée du petit salon qui les observait en silence. Il était heureux de voir Daisy sourire et s'entendre aussi bien avec tout le monde, bien qu'il aurait aimé pouvoir se joindre à la joyeuse débandade qui suivit. Mais il était certain qu'elle perdrait aussitôt son grand sourire et ferait son possible pour paraître invisible, comme elle le faisait à chaque fois qu'il entrait dans la pièce. Alors il demeura là, caché dans l'ombre comme un voleur à les regarder. Le fait qu'aucun ne prenne vraiment au sérieux toute cette soudaine correspondance le satisfaisait étrangement.

     Toujours plongée dans ce fouillis de mots et de papier vélin, Daisy s'arrêta sur une enveloppe ivoire scellée d'un élégant caché. Elle était différente des autres, plus formelle. En l'ouvrant, la jeune femme découvrit une invitation concernant toute la famille Delcourt et elle-même qui la laissa sans voix. Curieuse, Louise lut par-dessus son épaule :


     M. Vaillancourt, directeur du musée du Louvre, a le plaisir de convier la maisonnée Delcourt et invitée à l'exposition d'art merveilleux qui aura lieu ce 8 février 1880 en l'honneur du nouveau prodige des Beaux-Arts, M. Alceste Brionne.


     Les filles en restèrent sans voix.

     – Il y a autre chose, leur fit remarquer Mathias et Daisy fut la première à se réveiller.

     En plus de l'invitation, elle découvrit un petit carton écrit à la main


     Chère Daisy,

     Bien que je ne sache de votre histoire que le peu que certains journaux à scandale se sont amusé à raconter à votre sujet, il me semble légitime que celle que l'on prend pour une ondine de la Seine découvre la splendeur de ce à quoi on la compare.

     M. Brionne est aujourd'hui un artiste accompli et son œuvre que nous exposerons ce dimanche a pour thème la féerie. Il me semble, bien que je n'en sois pas certain, qu'il aurait été inspiré par votre histoire pour la création de sa dernière œuvre. Peut-être y verrez-vous quelque chose de beau qui saura vous parler plus que les mots.

     Bien cordialement,

A. Vaillancourt


     Ce message aux lettres si belles et aux mots si délicats toucha Daisy en plein cœur. Puis, réalisant doucement, la jeune femme croisa les regards abasourdis de tout le monde. Il y eut un long silence, puis Emmie bondit sur ses pieds et se mit à danser de joie dans toute la pièce, scandant avec un enthousiasme manifeste « On va aller au Louvre ! On va aller au Louvre ! » alors que Mathilde se précipitait déjà hors du salon en criant après sa mère pour lui annoncer la nouvelle.

     Dans le couloir elle manqua percuter Vincent, qui n'avait pas bougé, et lui sourit de toutes ses dents en demandant sans doute beaucoup trop fort :

     – Tu as entendu ? On est invité au Louvre !

      Et sans lui laisser le temps de répondre, elle repartie au pas de course. Emmie se lança rapidement à sa suite, ne cessant de lui crier de l'attendre sans que sa sœur ne paraisse l'entendre. Le vicomte, démasqué, se traina finalement à l'entrée du salon où il s'adossa au chambranle, un demi-sourire aux lèvres en voyant Louise emporter Daisy dans une valse bondissante.

     – Bon, dit-il, attirant l'attention des trois jeunes gens. Il semblerait que nous allions bientôt rendre visite à ce cher M. Vaillancourt.

     Louise parut encore plus excitée, si c'était possible, et sauta dans toute la pièce comme une enfant. Si sa mère avait été là, elle l'aurait sûrement repris sur ses manières. À dix-neuf ans, enfin, on n'est plus une enfant.

     Peu de temps après, Raphaël apparut à la porte, un livre dans les mains. En voyant l'agitation qui régnait dans la pièce, il leva un sourcil circonspect.

     – J'ai raté quelque chose ?

     Mathias lâcha un rire si franc que tout le monde le suivit. Raphaël les regarda tour à tour avant de se rembrunir, très peu amusé d'être mis de côté ainsi.

     – On finira bien par me prévenir, dit-il laconique en s'éloignant alors que dans toute la maison, on pouvait entendre Mathilde et Emmie crier qu'ils allaient au Louvre.

     Ce soir-là, la famille tout entière était en fête si bien qu'on invita même Mathias à rester souper tandis que les employés de maison ne savaient trop s'ils devaient se réjouir de tant d'effervescence ou s'en plaindre.

     Pourtant, une fois le calme revenu, une ombre vint assombrir l'humeur de Daisy. Car, ce qu'elle n'avait pas montré à Mathias et aux filles, c'était une lettre anonyme qu'elle avait trouvé perdu au milieu de ce monceau d'invitations. Et ce soir-là, seule dans sa chambre, elle ne pouvait s'empêcher d'en lire les quelques mots avec un mélange d'inquiétude et de curiosité.

     Il n'y avait pas de nom, pas de signature et absolument rien qui put lui révéler de qui elle venait, juste ce parfum entêtant de rose boisée qui lui semblait étrangement familier et cette écriture qu'elle avait l'impression d'avoir déjà lu et relu des millions de fois sans parvenir à se souvenir où. Les mots eux-mêmes la troublaient fortement.


Te rappelles-tu de moi ?


      Mais qui avait bien pu lui envoyer cela ?

      Daisy pinça les lèvres et décida de la laisser dans un coin, l'enfermant soigneusement dans l'un de ses tiroirs. En se couchant, elle tenta de repousser au loin le mauvais pressentiment que les mots avaient éveillé en elle. Elle doutait même en recevoir d'autres, ce devait être une erreur ou une mauvaise plaisanterie. Tout le monde à Paris avait entendu parler d'elle, un petit plaisantin aurait très bien pu vouloir lui jouer un tour, voilà tout.

      Ce qu'elle ignorait, c'était que d'autres allaient suivre et que jamais aucun nom ne les accompagnerait. 

Eugénie (en pause)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant