La cité morte

21h50

Elle arriva à Félem Nord. La ville oubliée. Celle qui avait subi l'accident terrible d'un Boeing s'écrasant en bout de piste sur une école. C'était bien longtemps avant la naissance de Gaelle, mais cet évènement tragique était encore très présent dans la tête des habitants de Félem. Et personne ne s'aventurait près des ruines, de peur de voir un fantôme émerger des décombres jamais déménagés. L'averse s'était calmée, et seules quelques gouttes tombaient sur la capuche de la jeune fille.
Le panneau de la ville oubliée s'affaissait sous les mauvaises herbes. Il moisissait à vue d'œil, et derrière celui-ci s'étalait une large ruelle parée de part et d'autre d'immeubles de trois étages tout au plus. Les lampadaires ne fonctionnaient plus depuis longtemps, mais la lumière de la pleine lune, qui se dévoilait à mesure que les nuages s'enfuyaient, permettait d'apercevoir les portes et les vieux balcons croulants des habitations abandonnés depuis des années. L'air sentait l'humidité et la pourriture. Gaelle pouvait aussi y déceler des odeurs de cadavres de rats, en ayant elle-même retrouvé dans sa cave ces mêmes nuisibles, pas plus tard que le mois dernier.

Cette année, son ami Troy avait eu pour idée de préparer une course d'orientation. La première partie de la nuit consistait donc à rejoindre la maison qu'il avait choisie. Chacun devait, seul, grâce aux indices reçus sur leur messagerie, rallier le camp avant de pouvoir festoyer.
Gaelle devait avouer qu'elle commençait à avoir un peu froid. La fraicheur mêlée à la brume mouillée frigorifiait ses os. Elle sortit sa lampe torche, qu'elle agrippait dans sa main gauche puis son portable dans sa main droite. Elle avait gardé ses écouteurs sur les oreilles, tenant à continuer l'écoute des mélodies du groupe de rock qu'elle adorait. Elle ne pouvait donc pas entendre les bruits de la nuit qui l'entourait. Les grattements des chats sauvages, les piétinements des rats qui passaient à quelques centimètres de ses pieds. Elle ne pouvait pas non plus reconnaître le râle du vent qui s'engouffrait dans les ruelles de la ville déserte. Ni les sombres murmures des grands ensembles grimaçants sous l'effet du temps. Peut-être aussi que cela lui permettait de se rassurer vaguement. Car malgré ce que Gaelle voulait montrer au monde extérieur, elle sentait son cœur palpiter un peu plus que d'habitude devant les ombres effrayantes que projetait la ville qui n'existait plus.

Un nouvel éclair zébra le ciel et illumina la ruelle. Gaelle sursauta quand elle imagina voir au fond de cette dernière une silhouette encapuchonnée. Elle éclaira avec sa lampe torche l'endroit qu'elle avait cru habité, mais son faisceau brillant ne pouvait pas propulser d'éclat aussi loin. 
Aussi, toute tremblante, elle contint son souffle et se concentra de nouveau sur son portable, quand le signal sonore de la notification d'un message retentit :

« toujours le nord tu suivras, mais à l'hair tu tourneras sur le chemin noir qui conduit au deuxième indice. Écris-moi quand tu seras là. Si tu y arrives... » .

Gaelle observa la ruelle sombre dans laquelle elle devait s'engouffrer, se demandant finalement si cela était une bonne idée. Mais la jeune fille avait promis à ses followers qu'elle irait jusqu'au bout. Peut-être pouvait-elle prétexter une maladie soudaine ? Non, Gaelle était trop proche de réussir son coup d'éclat. Assurément, elle passerait même les trois mille abonnées ce soir. Elle devait avancer. Même si son corps et son esprit la suppliaient de ne pas le faire. Elle rangea son portable dans son sac, alluma une nouvelle cigarette puis empoigna sa détermination à deux mains. Elle progressa d'un pas prudent dans l'ombre qui l'engloutissait comme un vorace. Se dirigeant vers la silhouette encapuchonnée qui souriait dans la pénombre, devant cette offrande qui venait droit à lui.