L'héritage chapitre 1

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C'est une des rares fois où je me regarde dans un miroir. Mais aujourd'hui, je le dois bien, ou du moins, je le lui dois bien. Elle aurait tellement adoré me voir dans ce costume. Bien que le total look noir ne lui aurait sans doute pas plu, elle m'aurait, tout de même, inondé de compliments en s'extasiant sur la beauté (relative pour moi) de son fils. Cette tenue, je l'ai achetée pour elle, et je ne la porterai que pour cette occasion. Je la laisserai ensuite reposer sur un cintre au fond de ma penderie, en tâchant d'oublier au mieux cette douloureuse journée.
Je soupire bruyamment tout en ajustant ma cravate, noire, elle aussi. Mes cernes assombrissent mon visage. Je n'ai pas dormi depuis trois jours, et mon reflet me le révèle que trop bien. Peu importe, personne ne sera là pour les remarquer. Je regarde ma montre et m'aperçois que le temps ne passe plus si vite depuis qu'elle n'est plus là. Il doit sans doute être en deuil, comme moi, à trainer les pieds ne sachant plus où aller, ou comment continuer à vivre ainsi. Je sais par avance que cette journée sera interminable, mais surtout éprouvante... Je vais devoir me tenir devant son cercueil, et lui dire au revoir une dernière fois. Certains me corrigeraient et me notifieraient que le mot exact est « adieu », mais ceux qui sont déjà passés par là savent qu'on ne peut s'y résoudre. Je tâcherai donc de lui dire au revoir, sans verser toutes ces larmes qui ne demandent qu'à jaillir, et à remplir un fleuve qui porterait son nom.
Je vérifie une dernière fois que ma chemise blanche soit bien rentrée dans mon pantalon, que celui-ci a sa fermeture éclair fermée, et que mes chaussures sont bien cirées. Je souhaite qu'elle soit fière de moi si jamais elle me voit du paradis auquel elle croyait tant. Je veux qu'elle puisse constater que je me suis apprêté pour elle une dernière fois.
Je reçois une notification sur mon iPhone : mon Uber est arrivé. La marche funèbre approche et une main glacée enserre mon cœur. Ses battements résonnent dans cette cavité qui sera désormais cuisante à chacune de ces remémorations.
Un rapide coup d'œil à la fenêtre, et je remarque mon chauffeur en double file, qui s'autorise cet arrêt interdit grâce à ses feux de détresse. Je descends le rejoindre, la mort dans l'âme, et me voyant arriver, celui-ci sort de sa voiture, et vient à ma rencontre.
- Monsieur Campbell ?
- Oui.
- Comment allez-vous ? me demande-t-il, en m'ouvrant la portière arrière.
J'entre dans le véhicule sans même répondre à sa question. Je n'aime pas particulièrement mentir, et encore moins m'étendre sur mes états d'âme. J'ignore sa sollicitation, indélicate aux vues de l'endroit où il m'emmène, et boucle ma ceinture. Mon chauffeur démarre en coupant la route à une voiture qui avait attendu cinq minutes pour pouvoir le contourner malgré la circulation, et qui affiche son mécontentement d'un grand coup de Klaxon.
- Pourriez-vous vous arrêter chez la fleuriste qui se trouve sur le chemin, pour que je puisse récupérer une commande, s'il vous plaît ?
- Oh ! Désolé monsieur, mais ce n'est pas l'adresse que vous avez entrée en réservant votre Uber. Je n'ai pas le droit de changer l'itinéraire.
Je lui tends un billet de vingt dollars entre les deux sièges, billet qu'il prend sans émettre la moindre objection.
- Vous n'aurez qu'à vous garer en double file en m'attendant, je n'en aurai pas pour longtemps.
- Entendu !
Nous arrivons devant la boutique que j'ai choisie, car elle se trouvait sur mon parcours et qu'aucun détour n'était nécessaire pour s'y rendre. Je descends, côté passager, pour aller chercher ma commande. Je reviens dix minutes plus tard, et mon chauffeur démarre à nouveau en ignorant la circulation qui avait repris malgré son mauvais stationnement. Je pose délicatement le bouquet de roses blanches sur mes genoux, et les regarde les larmes aux yeux. Les roses sont nos fleurs préférées. Sans doute à cause du nom de famille de ma mère : Rose. N'est-ce pas le plus beau patronyme au monde ? Rose, Lucy Rose, de son nom de naissance. Elle m'a fait voyager en France, son pays natal, toute mon enfance. Elle me fredonnait du Édith Piaf quasiment tous les jours. Elle connaissait tout son répertoire par cœur, et sa façon de chanter et de danser en même temps avait le don de nous mettre le sourire aux lèvres, à moi et à mon père. Elle nous parlait sans cesse des boulangeries françaises où elle adorait acheter sa baguette et son croissant tous les jours. Elle nous titillait les papilles de la gastronomie, elle aussi française. Des heures passées en cuisine à faire mijoter un bœuf bourguignon, du canard à l'orange ou un cassoulet.
Tout avait cessé à la mort de mon père. Parti en Irak combattre le terrorisme, il décéda sur une mine antipersonnel, et une partie de ma mère périt avec lui. Elle se cachait pour pleurer la disparition de l'amour de sa vie. Son sourire avait depuis perdu en intensité, et cette lueur, qui rendait ses yeux si spéciaux, s'était éteinte. De mon côté, ma peine se battait contre mon déni. J'ai continué à attendre son retour pendant des années, espérant le voir franchir la porte d'entrée, vêtu de son uniforme, mettant un genou à terre tandis que je courais vers lui pour lui sauter dans les bras. Le jour de l'enterrement, j'ai tenu la main de ma mère pendant toute la cérémonie sans verser une larme. Nous nous trouvions devant un cercueil vide, recouvert du drapeau des États-Unis d'Amérique, dans lequel elle avait disposé les effets personnels de mon père. Je n'avais alors que sept ans, mais ce jour avait marqué ma vie à jamais, et celui-ci allait la marquer d'autant plus.

L'héritage : la pierre du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant