LE CONTRACTUEL

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"...I know you miss your mom and I know you miss your dad
When I'm gone but I'm tryin' to give you the life that I never had
I can see you're sad, even when you smile, even when you laugh
I can see it in your eyes, deep inside you wanna cry"...

L'homme arrache ses écouteurs et se met à contempler la pièce sombre, laissant ainsi de lourdes pensées infuser dans son esprit. Cinq minutes déjà viennent de s'écouler dans cet obscur silence quand il se meut enfin et tâte l'air de ses empreintes digitales jusqu'à sentir les rainures d'une étagère. Ses doigts osseux en caressent le bois, accrochent les grains de poussière, effleurent les inégalités de terrains que forment divers bibelots, livres, feuillets et autres curiosités éparses. Il attrape enfin un petit pavé de carton, l'ouvre, en fait craquer le phosphore. Allumette en main, il aperçoit l'interrupteur, vérifie que l'ampoule pendouillante et dénudée donne encore de l'éclat, puis s'en détourne pour retourner à l'étagère. La flamme nue révèle alors les aspérités d'un flambeau de de bronze.

L'homme, l'ayant allumé, fixe ses regards las et ses paupières lourdes sur le travail des joailliers fin-de-siècle. Cet objet venu d'un temps de songes constitue sans doute le seul luxe de notre héros qui considère à présent la petite pièce aux murs de plâtre nu. Face à ses regards clignotants, un fauteuil élimé suffoque entre deux énormes meubles, mastodontes peuplant ce réduit de la sueur et des démonstrations. Le voici donc qui se glisse entre les étagères poussiéreuses et le bureau d'acier verdâtre et pose son fessier sur l'assise granit, pour enfin pousser un long soupir, les coudes sur la table et les doigts croisés sur ses mains jointes. Confiné dans ce petit cabinet sans fenêtres, cet homme s'apprête à mener son combat ordinaire.

Seul dans l'air embaumé des frissons de décembre, le corps raide entre le dossier de toile distendue et l'acier glacial, le regard pensif et scrutant un pet dans le mur, il se décide à chercher dans un des tiroirs une épaisse pile de paperasse, paperasse qui vient s'ajouter aux autres tas de paperasse du bureau. Le voilà donc qui repousse ces autres paperasses et place en évidence le premier feuillet de sa pile vespérale plantée et sillonnée de ratures et d'encre bleue. Ses stylos fins prêts, sa cervelle d'attaque, il plonge dans ces flaques de mots, de nombres, de formules. La traversée des premiers exercices est fluide, heureuse... La correction de ce cinquième devoir sur table de l'année s'annonce de bon augure. Après les Seconde, charmants mais déroutant, après les Première ES2 au minimum dissipés, voici donc les Première S, élèves mathophiles et excités. Il est neuf heures du soir passées; la lutte sera longue; et cependant la fierté déjà gagne son front alourdi par les cris de la journée et par le vidéoprojecteur en panne dès dix heures du matin.

Enseignant contractuel depuis octobre, ancien étudiant recalé au concours après un mémoire de master exceptionnel, afin de survivre il s'est jeté dans la cohue lycéenne, dans ses bandes bizarres dans lesquelles il se reconnait pourtant, lui qui a tout juste vingt-quatre ans et porte encore au front le sceau de l'étude et des veilles... Sans formation, sans expérience, le tête en apnée et le corps prêt à rompre, il a lutté, il s'est débattu, il a triomphé des premières afflictions du métier. Rude poste en vérité, où son prédécesseur, pilier de l'établissement depuis cinq ans, travailleur infatigable et jovial, cédait au burn-out dès la rentrée de septembre! Terrible présage pour son remplaçant! Mais il a vaincu. Son front dans l'adversité ploie déjà moins. Il peut à présent songer à l'avenir.

En ce soir même, il songe à l'avenir, il songe au concours, à l'avenir, à son avenir, au CAPES, au sacro-saint CAPES, à l'avenir des jeunes, de ses jeunes; mais plus encore songe-t-il, un peu précocement peut-être, à la félicité de celle qu'il aime et qui fait son contentement ainsi qu'à l'avenir du petit être qui gratte en gémissant la porte du bureau. Le jeune homme jaillit alors des lignes d'eau en direction de l'enfant sur le seuil, le rassure au creux de ses bras et de son espérance sereine, et, l'ayant porté dans la chambre attenante à son fief, cherche longuement Morphée pour l'y translater. Immobile et las dans cet obscur espace, posté au-dessus du berceau, il fixe cet enfant, son enfant dont la plénitude replète ignore tout de ses cernes de jeune homme laborieux. La mère à deux pas s'assoupit sous la pénombre jaunie du store, vaincue comme sa moitié par une journée de travail et par l'agitation du mioche. L'homme la regarde. Combien de veilles a-t-il passé à ses côté, pourtant solitaire? Les infortunes de son labeur le retiennent hors de leur chambre. A quel prix a-t-il vaincu ? Il faut pourtant qu'il trime, car tel est son lot selon les voies très pénétrables du pouvoir temporel; il faut qu'il trime plus que d'usage, plus encore qu'un néo-titulaire trime dans les flots ingrats de sa carrière assommante et naissante,  plus encore que les milieu de carrière tiraillés par leur routine saturée et la décrépitude de leur condition, plus encore que les fin de carrières se raccrochant de trimestre en trimestre au trimestre suivant pour espérer une miette de repos prospère; il faut qu'il trime. On veut qu'il trime, lui, le chétif remplaçant  chahuté par les foules juvéniles qui craint pour sa place et sa subsistance des mois à venir face à une direction peu magnanime  et des parents capricieux. Il trime d'une énergie sans borne, raccroché à la braise d'une jeune  vocation. C'est à ce prix qu'il a vaincu, c'est à ce prix qu'il vainc encore, chaque jour, si peu que cela soit, dans la noire tempête qui l'emporte, chaque soir, loin de celle qu'il aime et qui fait son contentement. Le mur qui les sépare en ce soir est semblable à la limite en zéro de la fonction inverse. 

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