La présence d'esprit

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     C'était l'anniversaire d'une amie, Sonia, une fille qui était dans le même lycée que moi, je ne la connaissais pas tant que ça et j'ai été surpris qu'elle m'invite à ses 18 ans. On se croisait parfois dans les couloirs, et puis on avait des connaissances en commun, il y avait la bande de skateurs Jérôme, Clément, et Bignon, mais nous n'étions pas tellement proches en fin de compte avant cette histoire-là.

     Le soir de son anniversaire, nous devions être une dizaine seulement mais elle répétait qu'elle n'avait invité que des personnes qui lui étaient chères. J'ai du mal à me rappeler précisément ce qu'on a fait ce soir, mais nous avons dû sûrement écouté beaucoup de musique, et aussi nous avons parlé pendant des heures. A ce moment, on buvait et on fumait avec une insouciance qui me fait envie maintenant... Lorsqu'on vient tout juste d'atteindre la majorité, le monde semble nous appartenir, l'âge donne cette assurance qu'on peut tout prendre ! L'avenir est à nous, nous sommes maîtres du temps et de l'espace. Ce salon était notre royaume et nous nous imaginions plus tard, diplômés, pères et mères de famille, sûrs de nos choix de carrière même les plus extravagants : certains se voyaient déjà percer sur les planches du théâtre avant même d'avoir écrit leur one-man-show, un autre se voyait guitariste dans un groupe de rock et j'en passe. Le bonheur, le succès, la gloire étaient à notre portée !

     L'ivresse ne semblait avoir aucune prise sur nous et tout à coup, quelqu'un, Sonia sans doute suggéra de faire une séance de spiritisme. L'idée nous ravit. Nous nous sommes précipités pour confectionner au dos d'une planche en bois un alphabet. Les lettres formaient deux lignes : l'une supérieure et une autre ondulait inférieurement à la planche pour laisser de la place au verre au milieu. Nous ajoutions un "oui" et un "non" de chaque côté. Il manquait une bougie pour bien faire et un verre. Tout était prêt mais nous étions trop agités autour de la table.

    Sonia nous dit que pour que ça fonctionne, il faut avoir "le fluide". Sonia fixa Rémy, mon meilleur ami, et dit avec conviction qu'il devait en être doué. Personne ne contesta, bien que je n'étais pas sûr de comprendre ce qu'elle voulait dire mais je ne voulais pas voir l'air bête alors j'ai pensé que cette séance allait déterminer si nous avions ou pas des pouvoirs psychiques. Et au fond de moi, j'espérais être doué de ces facultés invisibles. Je dois reconnaître que la remarque de Sonia me rendit quelque peu jaloux de Rémy.

     Nos doigts étaient posés sur la rebord du verre, effleurant légèrement la surface. Après un certain temps, Sonia posa la question : "Esprit es-tu là ? Bignon releva la tête, et étouffa un rire qui se transforma en rire de gorge assez communicatif, on ne put s'empêcher de rigoler à notre tour.

- Allez ! Un peu de sérieux, réclama Jérôme.

- Soyez pas immatures, ajouta Sonia.

     La remarque de Sonia nous remit à notre place, celle de grands gamins que nous étions en réalité mais aucun ne voulait passer pour un être puéril à ses yeux. Enfin, je ne devais pas être le seul à vouloir y croire, car tout à coup, le silence se fit. Plus un mot, pas un son. Cette tension nerveuse qui provoquait des rires s'estompa et l'attente se fit dans le plus grand sérieux. Nous étions animés d'une volonté qui se mua en une énergie qu'on pouvait sentir du bout de l'index. Nos doigts effleuraient le verre retourné sur la planche. 

     Tout à coup, contre tout attente, le verre dévia, sûr de lui, il se déplaça de cinq centimètres à toute vitesse. Surpris, certains lâchèrent le verre et ne purent s'empêcher d'accuser l'un d'entre nous d'avoir poussé le verre. Nous nous regardions tous, en jugeant du regard lequel d'entre nous avait fait ça.

- "Sérieusement !" réclama Bignon, "pourquoi ? Arrêtez les mecs là ! Jouez le jeu ! C'est toi Clément ?

- "Non !" répondit-il le plus sérieusement du monde et il était très convaincant dans la manière qu'il a eu de nous regarder, les yeux grands ouverts, surpris d'être accusé.

- Regardez ! le verre s'est arrêté sur la lettre "Oui" dit Jérôme. "il faut continuer. Quelle question peut-on lui poser ? Vas-y Rémy, c'est à toi de lui parler ?

     Nous reprenions nos positions, cette fois, nous étions plus sérieux que jamais.  Rémy qui n'avait rien dit jusque là demanda : "Quel âge as-tu ?"

     Le verre reprit sa course et se dirigea droit sur le chiffre quatre. Alors que nous attendions la suite, rien ne se passa et nous sommes arrivés à la conclusion que l'esprit avait 4 ans. Puis à nouveau, c'est Sonia qui demanda quel était son nom. De nouveau, le verre se déplaça toujours poussé par cette force qui semblait venir de l'intérieur du verre qui se mit à désigner des lettres mais dont aucune ne semblait cohérente les unes avec les autres. J, S, T, F, E, O, I, N, L, et enfin S.

     Sonia prononça d'une voix mal assurée, j'ai pensé que c'était sûrement à cause de la fatigue : Tu es un enfant ?

Et à nouveau le verre glissa vers le "Oui".

- C'est possible ça ? demandais-je. Mon esprit cartésien n'avait jamais pu imaginer ce genre de conversations avec l'au-delà. Nous nous attendions tous à parler avec un proche perdu, une grand-mère, un grand-père mais pas un enfant.

     Bignon voulut plaisanter en disant : "c'est pour ça qu'il ne savait pas écrire son nom !" mais personne ne rit. On semblait tous abattus. Était-ce l'effet de l'alcool ou de la fumée qui, enfin nous atteignait ? Il devait être 5 heure du matin, le jour allait se lever. Jérôme et Clément proposèrent d'arrêter là. Ils pensaient rentrer. La soirée s'acheva de cette manière, chacun repartit de son côté et on oublia complètement cette histoire.

     Complètement pas vraiment, car bien des années plus tard, peut-être vingt ans plus tard, j'eus l'occasion de croiser Sonia par hasard. Bien sûr, nous avons parlé de nous, de nos métiers qui n'étaient pas à la hauteur de nos rêves, de nos amours compliqués. Ca semblait être un signe de se croiser, pour parler du passé, oublier un peu nos vies. Elle habitait pas très loin et m'invita à venir manger chez elle. La discussion reprit sur nos anciens amis, sur ce qu'ils étaient devenus. Rémy avait eu deux filles. Je n'avais pus aucunes nouvelles des autres.

- Tu n'as pas d'enfants ? me demanda-t-elle.

- Non, je n'en veux pas, dis-je. Elle fut surprise et son regard tomba au sol comme éteinte.
- Et toi ? Lui demandais-je, tu as des enfants ?

- Non, dit-elle d'une voix amère. C'est plutôt personnel mais j'ai dû avorter quand j'avais 14 ans, et depuis je ne peux plus en avoir...
- Je suis désolé, lui répondis-je sincèrement.
Puis c'est elle qui me reparla de son anniversaire et de ces dix-huit ans, ainsi que cette fameuse séance de spiritisme.

- Tu te rappelles ? dit-elle.

     Le souvenir surgit et je dis naïvement, en souriant de l'absurdité que j'allais dire : "Oui, on a parlé avec l'esprit d'un enfant !"

- Tu te souviens alors, moi, je me rappelle très bien, il avait 4 ans. J'ai beaucoup de défauts mais j'ai une excellente mémoire et j'ai noté les lettres : J, S, T, F, E, O, I N, L, S après que vous êtes partis. Je me suis demandé si ce n'était pas un anagramme. J'ai cherché longtemps mais je suis sûr qu'il a dit : "JE SUIS TON FILS".

Terreurs nocturnesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant