Portami via - Fabrizio Moro
Nos granités aux amandes frémissent lorsque nous trinquons sous le soleil de plomb de ce début de matinée. Depuis l'aurore, Futur et moi crapahutons dans le dédale de ruelles d'Ortigia, la presqu'île de Siracusa.
Je retrouve peu à peu la Sicile que j'ai laissée il y a dix ans. La roche calcaire, sur laquelle se dresse fièrement la cité grecque, se fait caresser par la chaleur étouffante qui pousse à s'abriter sous les treilles végétales des terrasses. Le parfum du linge propre étendu aux fenêtres se marie à celui alléchant des arancini en train de frire et aux embruns iodés.
Au pied du Lungomare, la mer d'huile vient chatouiller les remparts. Elle est transparente, comme dans mes souvenirs, et accorde ses va-et-vient à la mélodie des perruches colorées qui nichent au creux des façades abîmées.
Les habitants se chamaillent autant qu'ils s'aiment, tandis que les touristes prennent enfin le temps de souffler et de se mettre au rythme du sud de l'Italie.
C'est l'heure à laquelle les pêcheurs rentrent au port et se mettent à table. Ici, on vit avec toute sa famille, qu'on le veuille ou non, du plus jeune au plus âgé. On mange, on boit, on s'engueule, avant que les volets ne se ferment. L'entracte du spectacle a lieu lorsque le soleil est le plus foudroyant, au moment de faire la sieste devant un match de football endiablé.
Non, rien n'a changé.
La compagnie de Futur ajoute une nouvelle saveur à cette ambiance, que je ne peux qu'aimer.
Ce matin, nous nous sommes rendus dans le quartier où vivait Nonna. Je savais que l'émotion serait présente, mais je ne m'attendais pas à ressentir autant de nostalgie. Alors que je scrutais la terrasse du quatrième étage, je repensais à tous les petits-déjeuners que j'y avais pris.
Nicola serrait ma main dans la sienne, sans un mot. Il a simplement attendu que je parle tout bas à Nonna et que je lui présente celui qui me fait de nouveau croire en la gent masculine. Celui que j'ai envie d'avoir à mes côtés, qui me fait me sentir belle, même le matin lorsque j'ai peu dormi. Et qui patiente en me laissant grogner, parce qu'il sait que mon humeur sera vite rétablie.
Les yeux embués, j'ai discuté un petit moment avec ma grand-mère, comme si elle était toujours chez elle. J'ai même cru l'entendre dans la cuisine, m'appeler pour mettre la table. J'ai laissé mon esprit parler à ma place :
Tu sais, Nonna, je ne pensais pas éprouver de nouveau ce genre de sentiments ! Tu n'as pas connu Lâche, pourtant, tu as dû voir de là-haut à quel point il m'a fait du mal. Mes pleurs devaient s'entendre depuis le ciel ! Je suis désolée si j'ai dérangé...
C'était dur de remonter la pente, mais j'ai réussi. Je voulais aussi te dire que je te soupçonne d'avoir mis Futur sur ma route ! Allez, avoue ! C'est toi qui te caches derrière cette belle surprise ? En tout cas, bravo, il est parfait.
Mais maintenant, dois-je vraiment quitter ce bonheur que j'ai trouvé à Rome ? Tu crois que la tristesse ne va pas me rattraper quand je serai loin ? J'ai peur de sombrer à nouveau. Ma vie à Rome est si différente, si simple, si belle !
J'exagèrerais si je te demandais un signe pour m'aider ? J'imagine que oui. Tu as déjà accompli un miracle, tu ne peux pas m'en accorder un tous les jours ! Je sais que je peux compter sur toi pour m'envoyer un dernier signe.
Nicola s'est penché vers moi, pour m'embrasser. Comme si, lui aussi, avait dit un mot à Nonna dans son coin.
Je repense à ce moment solennel, tandis que nous savourons notre breuvage doux amer. Je m'amuse à croquer la glace pilée, Nicola remue sa paille dans tous les sens. Pour une fois, nous restons silencieux. Je crois que nous accusons le coût des heures de sommeil qu'il nous manque. Il faut avouer que ces derniers temps, nous dormons peu :
— Il faut qu'on profite à fond, Chiara ! n'arrête-t-il pas de me répéter, lorsque je réclame une accalmie.
J'ai l'impression d'avoir commencé une véritable course contre-la-montre. Au-dessus de ma tête, se trouve un sablier géant, grâce auquel je peux voir défiler les secondes qui me rapprochent du départ.
J'ai encore oublié d'appeler Viviano pour programmer un état des lieux de l'appartement. Je dois commencer à rassembler mes affaires dans les valises. J'espère pouvoir revenir à Rome en novembre, au moment des vacances.
Et si en mon absence, Nicola rencontrait quelqu'un, ou s'il disparaissait lorsque je quitterai la ville ?
Dès que ce genre de pensées tentent de s'immiscer dans ma tête, je les chasse d'un baiser sur la peau de Futur. Heureusement, il n'est jamais très loin.
Nous avons décidé, d'un commun accord, de ne pas parler de l'après. À vrai dire, nous ne l'avons même pas évoqué. On se méfie minutieusement de la tournure de nos phrases pour empêcher une quelconque projection dans l'avenir. Je n'ai jamais vécu au jour le jour comme nous le faisons. Et ça fait un bien fou !
Chaque heure passée est une réussite, un bonheur simple, un souvenir à garder pour plus tard.
Pourtant, je sens que Futur a quelque chose en tête qu'il garde pour lui. Je commence à le connaître. Lorsqu'il est contrarié, ses yeux ont tendance à se perdre dans le vide et il gratte sa barbe de haut en bas. Je n'aime pas ça, je ne peux m'empêcher d'imaginer le pire.
Je tente l'air de rien de lui tirer les vers du nez :
— Ça va ? Tu m'as l'air pensif.
— Chiara, je crois qu'il faut qu'on ait une discussion.
Les vers sont extraits bien plus facilement que prévu. Mon estomac se noue instantanément. Je suis persuadée qu'il va gentiment admettre qu'il ne s'imagine pas poursuivre notre relation. Il ne me reste plus qu'à fermer les yeux et attendre ma sentence :
— Je me suis renseigné, tu as le droit de poursuivre l'Erasmus pendant un an.
— Pardon ?
Un glaçon a failli faire fausse route dans ma gorge.
— Je sais, ce n'est peut-être pas ce dont tu as envie. Tu es totalement légitime à souhaiter rentrer chez toi après un an à l'étranger et c'est peut-être égoïste de ma part de vouloir que tu restes ici, mais...
Devant mes yeux écarquillés, Futur ne termine pas sa phrase.
— Ne me dis pas que tu n'avais pas envisagé cette option ? se moque-t-il, aussi surpris que moi.
Je me sens soudain ridicule. Dépassée par les évènements de ces derniers jours, je ne me suis même pas posé cette question, pourtant évidente : Et si je restais ?
Un rire nerveux m'échappe, je n'arrive pas à le retenir. Nicola éclate de rire à son tour. La fatigue aidant, nous rions tellement que nous déclenchons l'hilarité de certaines tablées autour de nous. Il tire ma chaise vers lui, sa spécialité, et me serre fort dans ses bras. Entre rires et larmes, je hoquette :
— Avec ma chance légendaire, je suis sûre que la date limite pour faire sa demande est déjà passée.
— Ça ne coûte rien de poser la question, non ?
Ma phobie administrative et moi n'avons jamais été si lestes pour décrocher le téléphone et passer des appels ! Un formulaire à remplir, des mails à envoyer, une convention à signer, il ne me manque plus qu'une confirmation officielle. Une toute petite lettre, qui scellera mon destin.
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Ça ira mieux à Rome
Ficção Geral✨ GAGNANTE DU PRIX WATTYS 2023 ✨ Chiara n'est plus que l'ombre d'elle-même lorsqu'elle débute son année d'étude à Rome. Son petit ami, surnommé Lâche, l'a laissé tomber sans aucun scrupule. À bout de souffle, elle va néanmoins s'accrocher et surmon...