"Je loue une vie glissante, sombre et muette"
François Mauriac
Le rêve s'était enfin réalisé ! J'avais obtenu une licence universitaire avec mention. Quel honneur pour moi, et ma famille d'origine modeste. Je n'avais pas toujours été un bon élève, souvent décrié comme n'étant qu'un rêveur. Avant de rentrer dans la vie active, je tenais à fêter l'obtention de mon diplôme avec mes amis les plus proches de ma promotion. Les soirées s'étaient enchaînées. Trouvant d'autres prétextes comme les anniversaires, la fête de la musique, les compétitions sportives et l'habitude de faire la fête prit le pas et nous n'avions plus besoin de motifs pour sortir et s'alcooliser, fumer et oublier tous ses efforts. Nous étions enfin libres. Plus d'emprises des parents, des professeurs. La fin de la pression exercée sonnait comme une libération. Finies les bibliothèques, fini le bureau et nos fiches de cours. Mais j'ignorais qu'en me délivrant de cette emprise, je basculerais dans un délire bien pire. Tout commença, lorsque je prolongeais l'état de veille d'une soirée de folie.
Le matin arrivait déjà. Un de plus et cela faisait plusieurs veillées que j'enchaînais. Je repassais dans ma tête le fil de la dernière nuit. Les premiers verres dans ce café parisien avec Paul, Charlotte et Jérémy, avant d'aller au concert près du parc de la Villette. Puis l'euphorie qui nous a conduits à retourner boire et enfin à prolonger la soirée sur les quais de Seine. Ces rencontres fortuites avec ces personnages nocturnes, complètement décalés. Des images furtives repassaient, un son, plutôt un bruit, revenait de-ci de-là. Tous mes sens semblaient engourdis. Cette sensation de flottement était agréable. Comme en apesanteur. Le premier train m'a ramené dans ma banlieue où j'ai marché ou devrais-je dire divaguer comme en pilotage automatique mais déréglé par le manque de coordination entre mes jambes, mes bras et ma tête empesée, après plusieurs nuits de fêtes accumulées.
Je m'effondre dans mon lit et plonge irrémédiablement dans les profondeurs d'un sommeil de plomb qui me fait couler à pic dans l'opacité d'un rêve froid et lugubre. A mesure que je m'abandonne, je sens ma peau se glacer, une pression contre mes tempes et je suffoque. Je ne parviens plus à respirer. Il faut que je remonte à la surface, que je respire. L'eau semble rentrer dans mes poumons mais à ce moment, j'ouvre un œil entouré du décor réconfortant de mon salon. Le contre-coup est douloureux. Je n'ai dormi qu'une heure à peine. Mais sitôt, que je répète l'expérience, je sens que je me noie. Ce qui semble n'être qu'une sensation me paraît bien réelle. Je souffre. Mes bronches étouffent, des quintes de toux me font cracher de la bile.
Il me faut trouver un point d'ancrage à la réalité, une bouée salvatrice qui m'empêchera de couler dans un nouveau cauchemar. Les abîmes me semblent aussi naturelles que le café que je bois pour me maintenir éveillé. Je change d'horizon. Je sors pour manger un morceau et reprendre des forces. L'effet de l'alcool s'est estompé et une forme de lucidité provoquée par la fraîcheur de la matinée suffit à me donner cette impression. Puis je me mets à errer de rues en rues, au milieu des commerces, afin d'occuper mon esprit. Soudain je tombe sur une connaissance, Christelle, une amie de longue date qui a fréquenté le même lycée que moi. L'échange s'engage et nous conversons normalement. Quelques banalités sur ce que nous devenons puis je réalise qu'on ne peut forcer le hasard, cette rencontre inopinée va s'interrompre aussi rapidement qu'elle s'est produite et chacun retournera à son existence. Une angoisse me saisit, je sens que je vais perdre le contact, je ne fais rien pour la retenir, je vais perdre pied si je lui dis que j'ai peur. Et pourtant c'est bien le cas...
Une rougeur crépusculaire envahit le ciel et se mêle au sombre de la nuit, autour de derniers éclats lumineux qui résistent dans l'avancée de la nuit qui recouvre inexorablement l'horizon comme la marée montante recouvrant les grains de sable. La lune brille solitaire. La fatigue m'accable, je parviens à peine à me mouvoir, les sons me paraissent lointains et résonnent décalés, il me semble entendre des voix mais qui viennent de mon imagination.
Ma vue se brouille sous mes paupières lourdes, je veille encore mais je me sens partir, la tête se renverse, et dès lors que je m'abandonne, je dérive, sans cap, ni boussole, je ne parviens pas à rester à la surface, je plonge à nouveau, mon corps semble me lester dans les profondeurs du sommeil, je coule sans pouvoir prononcer le moindre son, l'air s'échappe de ma gorge déployée, hurlant des sons étouffés. Je me sens aspirer par la noirceur d'un fond marin qui devient de plus en plus froid. Mes bras sont trop fatigués pour me maintenir et mes jambes ankylosées ne font que me rapprocher des abysses. J'ai le temps de me dire que c'est comme ça que je finis. Finalement, à bout de force, la lutte me paraît être un combat perdu d'avance et j'éprouve du réconfort à me dire que tout se termine.
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Terreurs nocturnes
TerrorRecueil de nouvelles fantastiques dont chaque chapitre explore un point de vue différent en jouant sur les codes du fantastique : qu'est-ce qui est réel ou surnaturel ? Où est la normalité ? Où se situe la frontière entre le bien et le mal ? Chaque...