Une force de caractère

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Le moment était venu de couper la télévision pour se rendre au travail, un dernier regard sur mon téléphone que je glisse dans la poche de ma veste pour être sûr de ne pas l'oublier, puis je me dirige à la station de métro la plus proche. Je descends les marches et m'enfonce dans les dédales de couloir recouvert de faïence blanche. Je jette un œil distrait sur les affiches aguicheuses des dernières productions cinématographiques, les prochaines expositions, sans qu'aucune n'attire mon attention.

Comme à son habitude, je constate la présence d'une mendiante, les traits tirés, la mine grave, emmitouflée dans des vêtements trop amples qui semblent sales. Elle appelle du regard les passants et désigne une corbeille en osier qui contient à peine quelques centimes. Un morceau de carton indique l'urgence "J'ai faim, mes enfants aussi."

Je parvins tout juste à rentrer dans le métro. A cette heure, on est vite serrés contre de parfaits inconnus de circonstances. La gêne est palpable ou bien est-ce moi qui ne supporte plus d'être entassé. Il me semble que je retiens même mon souffle parfois. C'est le passage obligé pour arriver à mon travail. Mon activité consiste à prendre place dans un "open space", mon bureau se situe au milieu d'une grande salle, avec une vingtaine d'autres collègues, et je réponds la plupart du temps au téléphone auprès de nos partenaires que nous conseillons. Je garde toujours un oeil sur les deux écrans d'ordinateur qui nous affichent en temps réel les informations nécessaires pour guider nos clients dans leurs opérations. Évidemment, notre rôle est d'influencer nos partenaires d'abord, dans le but de rendre indispensable nos conseils mais aussi et surtout pour les rendre avantageux et donner l'impression à nos clients que sans nous, ils auraient perdu de l'argent. Cela fait des années que j'exerce et je suis plutôt à l'aise.  Au milieu des fils d'ordinateurs, de téléphone et des photocopieuses qui se répandent partout, comme des lianes, l'espace ouvert est une jungle moderne. Je me sens comme une panthère à l'affut, prêt à sortir les crocs.

Malgré cette impression d'ouverture, où nous voyons nos confrères, je m'aperçois que la solitude est habituelle. Le midi, il m'arrive de manger sur mon lieu de travail, je consulte les actualités sur mon téléphone. J'apprends en direct le sort du monde. Alors que des conflits ne cessent de progresser aux portes du continent, on ne peut s'empêcher de penser à ce qu'on ferait si la guerre éclatait au bas de la rue. J'apprends que le coût de la vie augmente. On s'interroge sur la menace nucléaire, et sur le dérèglement climatique, les afflux de migrants et les nouvelles épidémies mises à jours alors que nous peinons à trouver des vaccins. Devant l'afflux d'informations, je sens qu'il faut que je me donne encore plus à mon travail. L'activité professionnelle m'aide à me concentrer sur le présent et m'évite de penser à des perspectives d'avenir démoralisantes. Je reste concentré et j'aiguise ma pensée à de nouvelles stratégies pour appâter les clients vers des bonus qui les fidéliseront à notre entreprise.

La nuit tombe, les clients ne répondent plus. Je commence à tomber sur les répondeurs, je fais un point sur ma boîte mail qui tente bien de me distraire sur des offres promotionnelles de séjours lointains. Des bandeaux apparaissent et montrent des transats, une plage, un cocktail, une mer aussi bleue que le ciel et un cocotier. Je focalise mon attention sur les courriers reçus. Je ne vais pas me laisser attendrir par des images d'ailleurs prometteuses qui ne sont que des moyens grossiers d'entretenir un idéal. Je me dis que le publicitaire oublie de montrer la partie cachée du séjour idyllique, les conditions de travail des gens, les déjections de déchets autour des sites soi-disant paradisiaques.

Enfin, je rentre par le même métro mais moins bondé que le matin, la mendiante a disparu. Un homme dépose un bout de papier avec un porte-clé. Le papier décrit sa surdité, on peut l'aider en donnant une pièce en échange de l'objet, prétexte inutile. Je n'y prête aucune attention, et sans m'en rendre compte, je regarde mon téléphone pour signifier mon désintérêt pour la manœuvre grossière. Je consulte mes mails pour la troisième fois de la journée, ainsi que les courriers indésirables, je supprime instantanément les messages liés aux œuvres caritatives que je reçois depuis que j'avais apporté une petite contribution à des associations qui servent pour des œuvres caritatives.

Terreurs nocturnesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant