« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. »Mon rêve familier de Paul Verlaine
Ces notes étranges égrenées dans le silence de l'auditorium interpellent ceux qui passent tant elles semblent rappeler une mélodie ancienne et pourtant inconnue. On peut distinguer, un violon, deux violoncelles et un alto. Assis sur les marches devant l'école de musique, j'écoutais cette mélodie étrange. Désuète, un air empreint de mystère qui m'échappait complètement. Au premier abord, des sons stridents s'envolaient comme de petits gémissements inhumains, puis ce qui semblait être un silence s'avérait être un murmure, chuchoté par le violoncelle, sur sa corde la plus grave. Puis de cette longue note presque abasourdie, sortait une note dissonante du violon qui était l'une des plus aiguës.
Tandis que chaque semaine, j'entendais les progressions des musiciens et qu'à chaque répétition, je finissais par me laisser imprégner par l'effet des sons qui monopolisait mon attention, je me mettais à fixer au loin mon regard jusqu'à voir complètement flou, perdu dans mes pensées. Je surprenais des inflexions entre les notes jouées de plusieurs façons, tantôt pizzicato, tantôt legato.
Je dois bien dire que la partition semblait la plus étrange qui soit par ses effets.Un soir d'automne, alors que la nuit était bien installée, accompagnée d'une brume humide et opaque, entre chaque mélopée, je laissais mon imagination aller librement, comme je faisais à mon habitude. Quand en mon for intérieur, je fus frappé par sa présence. Je crus sentir d'abord comme un regard, des yeux semblables à ceux des statues, semblaient me fixer et à partir de cet instant, je ne pouvais détacher mes pensées d'elle. J'ignorais totalement qui elle était, mais c'est comme si son âme m'habitait. Je me sentais aimé et c'est ainsi que je me suis mis à aimer à mon tour. Depuis cette nuit, je la cherchais du regard toute la semaine sans la trouver. Elle n'existait que dans ma tête, semble-t-il. Et uniquement lorsque j'écoutais leur musique.
Mon cœur s'animait. Ma respiration s'apaisait. Je soupirais comme un amant désespéré. Chaque semaine, ce fut comme un supplice. J'étais rempli d'amour mais uniquement lorsque j'entendais cette musique. Je n'osais perturber l'orchestre.Toutefois, un soir, je me décidai à m'approcher d'eux. J'entrouvris la porte et poussai l'audace à entrer dans la pièce. L'air s'intensifia et quatre hommes dans l'âge mûr, le regard éteint jouaient à l'unisson. Je craignais de les déranger mais ils semblaient imperturbables, plongés dans leur pensées, ils jouaient sans partitions, n'écoutant que leur cœur. Le son vibrait et me serrait la gorge tant l'émotion était saisissante. J'attendis les dernières notes pour ne pas les interrompre. À la fin de leur jeu, ils marquèrent un long temps d'arrêt rendant un silence oppressant. Ils se levèrent sans bruit, rangèrent leur instrument et passèrent devant moi sans me prêter un regard.
Je pris l'habitude de venir les écouter. Envoûté par leur musique si étrange. Je regardai leurs doigts noueux, les enchaînements se faisaient fluides et entêtants. C'est à peine s'ils échangeaient un regard, ils se comprenaient rien qu'en échangeant des notes de musique.
Un soir, après leurs répétitions, je décidai de troubler le silence comme lorsqu'on jette une pierre contre un miroir. Je brisai en éclat leur réflexion. « Quel est donc cette musique ? » demandais-je.
Un des violonistes me fixa et dit d'une voix étrange : « un air défendu. »
Je ne comprenais pas la plaisanterie et attendait la suite mais il semblait penser que sa réponse suffisait.
« Je veux dire qui est le compositeur ? » repris-je hésitant.
« On l'ignore » dit-il d'un ton paternel et dont la voix semblait jeune comme ses yeux pétillants, mais tout le reste de son corps semblait usé, comme ses cheveux blancs, et sa carrure voûtée.
« Je pourrais jouer avec vous ? » demandais-je.
J'aperçus un sourire et ses dents blanches pleines de vitalité tranchaient avec ses lèvres pincées et la multitude de rides qui se formèrent sur son visage.
- Ce n'est pas interdit mais sache que cette musique est maudite, elle prend ton âme comme une mariée...
J'étais ravi qu'il ne dise pas non et je n'ai pas vraiment écouté sa mise en garde, jugeant plutôt qu'il s'agissait d'un humour étrange.Très vite, je mêlais ma voix aux instruments. Connaissant les enchaînements par cœur, à mesure que je jouais avec eux, je pouvais à mon tour, chanter de mémoire. Je fermais les yeux et je la voyais nettement, elle, cette magnifique personne dont je n'aurais su dire si elle était blonde, brune ou rousse. Son regard suffisait. Il m'hypnotisait et ravissait mon âme.
Je travaillais avec acharnement et mes efforts me rapprochaient toujours un peu plus d'elle.
Je me consacrais exclusivement à ce travail sans m'apercevoir que je m'éloignais de mes parents, de mes amis qui ne me reconnaissaient plus. En quelques mois, il me semblait avoir pris quelques années. Je donnais l'impression d'avoir le double de mon âge. Cette musique était maudite et me condamnais à vivre plus intensément et plus vite que les autres. Renoncer à elle, c'était renoncer à vivre et en même temps plus je me précipitais vers elle en me plongeant dans la musique et plus je me précipitais vers une mort certaine.
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Terreurs nocturnes
HorrorRecueil de nouvelles fantastiques dont chaque chapitre explore un point de vue différent en jouant sur les codes du fantastique : qu'est-ce qui est réel ou surnaturel ? Où est la normalité ? Où se situe la frontière entre le bien et le mal ? Chaque...