Chapitre 1 : La disparition

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Tous s'accordent à dire que la dernière œuvre de Pascal Balouje s'avère de loin être la plus belle et en même temps la plus étrange et dérangeante de toutes les créations que le célèbre peintre réalisa dans sa vie. Pour la décrire, je dirais qu'il s'agissait d'un autoportrait du Maitre dans une situation de peur panique tel que Le Cri peint par Edvard Munch ne saurait l'égaler. On ressentait dans ce lavis, tout en nuance de rouge, la frayeur d'un homme face à ses peurs les plus profondes. Le genre d'épouvante qui métamorphose le visage d'un homme. Celle qui vous dévoile les tréfonds de son esprit prêt à exploser. L'émotion figée dans cette toile s'avéra si communicative qu'elle fut baptisée : Autoportrait de l'effroi. Il me serait impossible de contester ce nom tant elle m'angoissa quand je la vis pour la première fois.

Cela dit, les mystères entourant le tableau sont également troublants. Si mes contemporains ont pu le voir, c'est uniquement parce que la police fut avertie de la disparition de monsieur Balouje. Nulle personne de son entourage, moi y compris, ne l'avait même entraperçu depuis des semaines. A plusieurs reprises, j'avais trouvé porte close alors que je me rendais à son domicile. L'artiste, bien que connu pour son caractère renfermé et austère, prenait toujours le soin d'informer ses proches de ses déplacements, longs ou brefs. Il me confia même une fois un double de ses clefs. Qu'il ne le fit pas relevait du bizarre. Au début, j'attribuais cela à un oubli du à son âge avancé. Pourtant, plus les semaines passaient plus je me trouvais inquiet à son sujet. Je le crus mort dans sa petite maison au cœur de Bruxelles et me résolu à chercher quelqu'un qui aurait de ses nouvelles. Sans succès. J'allai donc informé les autorités de ce malaise qui me nouait l'estomac.

Après avoir bataillé plusieurs heures avec les policiers, une patrouille fut dépêchée à son domicile où personne ne vient leur ouvrir. Ils décidèrent donc de pénétrer dans le bâtiment. Tout semblait être à sa place. Aucune trace d'effraction n'avait pu être constatée.  Le vieil homme s'avérait cependant introuvable. Les policiers fouillèrent la maison de fond en comble jusqu'à ce qu'ils pénètrent dans l'atelier de mon mentor. Là, il régnait un capharnaüm si intense que l'on put croire qu'un ouragan avait frappé la pièce : partout des éclats de ses toiles brisée, ses croquis déchirés, sa peinture éclaboussée en tout sens sur le parquet, ses pinceaux réduits à l'état de copeaux. Seule survivait, intacte, dans l'œil de ce cyclone de destructions, la toile écarlate posée sur son chevalet.

Plusieurs détails interpellèrent les forces de l'ordre. D'abord, l'absence de traces de pas dans la peinture répandue au sol alors que de toute évidence, elle avait été projetée depuis le centre de la pièce. Ensuite, le fait que dans cet arc-en-ciel de couleurs, seul manquait le rouge. On mit d'abord cela sur le fait que la peinture avait du servir intégralement pour composer le portrait. Or, on ne retrouva aucune trace du tube ayant pu contenir ce pigment. Pire encore, en recomposant le puzzle qu'était devenue la palette utilisée par monsieur Balouje, nul vermeille, nul écarlate, nul carmin ni aucun de leurs dégradés ne put être trouvé.

Une enquête fut ouverte. On craignait, vu l'ampleur du sinistre que mon professeur fusse attaqué et enlevé par quelques brigands croyant l'homme fortuné. La seule fortune dont jouissait ce pauvre bougre n'était hélas que son immense connaissance picturale ainsi que son talent en la matière. Je fis part de cette information aux policiers qui prirent soin de faire expertiser et analyser le tableau, sait-on jamais qu'il recèlerait des indices qui permettraient de faire la lumière sur cette affaire. Deux conclusions s'en dégageaient clairement. La première confirma que ce lavis appartenait bien au style du peintre, bien que légèrement différent. Cette légère différence relevait plus d'une forme d'intuition que de réels faits concrets. Les experts ne savaient nommer ce je-ne-sais-quoi qui les chatouillaient au plus profond de leurs âmes. La seconde conclusion s'avéra bien plus sordide : aucune peinture ne recouvrait la toile, il s'agissait de sang et vraisemblablement de sang humain.

C'est le commissaire lui-même qui m'apprit cette sordide nouvelle. En l'entendant, je deviens blême, aussi pâle qu'un carré blanc sur fond blanc. Il s'en fallu de peu que je manque de m'effondrer par terre. Ce fut définitivement le cas lorsqu'on me mit l'ultime œuvre de monsieur Balouje sous les yeux. J'ignore combien de temps je restai inconscient, quelques minutes tout au plus vu combien on s'agitait autour de ma personne. Reprenant mes esprits, on me fit boire un grand verre d'eau et je pus me rassoir. Instinctivement, je demandai à ce qu'on éloigne ce portrait. Sa vue m'était trop insupportable. Voir ces dilutions de sang former l'image épouvantée de mon ancien professeur m'effrayait au plus haut point. Il me fallu encore plusieurs minutes pour retrouver toute ma contenance et ma lucidité. Je ne pouvais me défaire de cette hideuse image imprimée à jamais sur ma rétine.

Malgré mon état, le commissaire Dormont souhaita que je lui parle de monsieur Balouje, des relations qui nous liaient et de tout autre élément que je jugerais important pour élucider cette affaire. Je regardai un instant mon interlocuteur, il éveilla en moi le souvenir de César dans le tableau de Lionel Royer : Vercingétorix jette ses armes aux pieds de Jules César. La seule différence était que ce César là portait la moustache et que moi, frêle Vercingétorix imberbe, je n'allais pas jeter mes armes à ses pieds mais toute mon histoire.

Autoportrait de l'effroiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant