Partie 1: Les bleus

441 23 8
                                    

Ecouteurs en tête, je descends du bus. Dans une heure, c'est à nous. Je dois être pleinement concentré, être dans ma bulle. Allez Kylian. Ce soir, un objectif: marquer. Gagner ces huitièmes de finale. Et continuer. Plus loin, jusqu'à la finale. Tenir entre les mains cette coupe, comme il y a quatre ans. Je n'ai plus jamais été aussi heureux que ce soir-là. Devant des milliers de spectateurs, des millions de fans, dans le monde, à la maison, devant leurs télés. Cette frappe, cette balle qui était rentrée dans le but. La fierté d'avoir gagné, dans ce stade tricolore, les yeux remplis de larmes, le sourire aux lèvres. Et ce qui s'est passé ce soir-là, pour la première fois, à Moscou...

Je sélectionne une chanson. A vrai dire, je choisis la même, que j'écoute en boucle depuis que je l'ai découverte. Fiore Mio. Juste avant un match contre Lille, Olivier m'avait envoyé cette chanson. "Donne tout ce soir! Ecoute ça, ça me fait penser à ce que tu écoutes (hors du vestiaire lol)" Ce message de soutien accompagné d'une musique en italien. Et une référence claire à mes goûts musicaux. Les vrais, pas les sons que je mettais sur ma basse pendant la douche. C'est drôle qu'Olivier s'en était rappelé. La seule fois où il m'avait entendu écouter autre chose que du rap français, c'était cet été, quand on s'entraînait à Clairefontaine.

Lors d'une après-midi, pendant laquelle on avait une heure de repos, je m'étais installé dans la salle du dernier étage. Elle était à peine plus grande que ma chambre quand on vivait dans le 93. Mais ça me rappelait l'époque. La Playstation, Fifa, un paquet de Doritos et un verre de coca avec des glaçons. Je savais que personne n'irait jusque dans cette pièce: le salon en bas avait une télévision beaucoup plus grande et le canapé était super confortable. Mais ici, j'étais en paix, sur un pouf percé, qui se vidait à chaque fois que je me réajustais et avec ma musique qui faisait un peu "ringard"; du Vincent Delerm. J'avais mis ma préférée, Fanny Ardant et moi. Je chantonnais en sélectionnant mon équipe, quand la porte s'ouvrit.

- Ahhhh, voilà! Je me disais que t'étais là!

C'était Olivier. Il avait l'air d'avoir couru au tapis de course, comme il avait l'habitude de le faire en ce moment de la journée. Il ne s'était pas encore douché, ni changé, comme pouvaient en témoigner les perles de sueur sur sa tempe (et le reste de son corps, à vrai dire), et l'absence d'habits couvrant le haut de son corps. Il aimait s'entraîner torse nu. C'était sa manière de dire que lui, le trentenaire, le papi, il était encore sculpté comme un dieu, que ce n'était pas une question d'âge. Et c'était vrai. Il avait remplacé les rides du temps par des traits symétriques et saillants, le long de ses abdos, ses bras, sa poitrine. A force de l'observer, j'en avais oublié ma musique. Je prenais mon téléphone pour changer de playlist, mais il devina mon action et m'arrêta.

- Non, laisse. J'aime bien.

Sa réponse me surprit. Lui? Olivier Giroud? Celui qui chantait à tue-tête la Kiffance, connaissait tous les derniers sons de Jul. Je baissais un peu le son, pour pouvoir écouter la musique, mais pouvoir l'entendre parler.

- Tu veux jouer? Je lui demandais

- Allez!

Je mettais en place la partie, choisissais ma stratégie de jeu. Lui aussi; il avait pris AC Milan, élaborait un plan de jeu. On lança la partie.

A mesure que la partie se déroulait, j'avais l'impression qu'Olivier s'approchait de moi. Il tenait sa manette d'une forte poigne , il était imperturbable, les yeux rivés vers l'écran. Il savait qu'il aurait du mal à me battre, Fifa est mon fort. Aucun de nous n'avait réussi à marquer. Je le voyais essayer de faire courir ses attaquants devant mon but, mais ma défense était impénétrable. Il s'appliquait, à chaque fois allant un peu plus loin, se rapprochant de mon but, et approchant sa cuisse de la mienne. Je le voyais mordre sa lèvre d'en bas, après chaque tentative empêchée. Pas un seul moment ne s'est il pas tourné pour me voir. Moi, je lançais quelques regards, vers ses yeux, son bleu profond. Et aussi sur sa nuque, sur les veines de son cou, la fossette de ses épaules, son biceps qui  se tendait, le creux de ses hanches...

- OUIII!!!

Merde, un moment d'inattention. Mes yeux retrouvaient l'écran. Il avait marqué.

- Oh lalala, regarde-moi cette lucarne, du creux du pied. Paf et paf! Juste avant la fin de la mi-temps.

Ses yeux brillaient de joie. Ses yeux, pour la première fois depuis le début de la partie, s'étaient tournés vers moi. Il me regardait. Juste moi. Dans cette petite pièce. Je remarquais que sa cuisse, qui avait presque touchée la mienne, se trouvait, après son agitation d'avoir marqué, posée sur la mienne. Elle était chaude, et j'avais l'impression que la chaleur de sa peau contre la mienne, avait transformé mon corps en un brasier. Je sentais ma poitrine gonfler, mon coeur battre à toute allure. Je pense que je rougissais. Il avait dû le voir et m'a pincé la joue.

- T'inquiètes Kyky, tu peux encore essayer de marquer... Essayer, j'ai bien dit, lança-t-il en me faisant un clin d'oeil

Je restais sans voix. Il reprit sa manette entre les mains et quitta mon regard. Mais sa cuisse resta là où elle était. Immobile, ou presque. Elle bougeait légèrement chaque fois qu'il s'inclinait vers l'écran, et remontait un peu plus haut quand il reculait. Elle remontait un peu mon short à chaque va et vient. Je faisais semblant de bien aller, mais mon corps devenait de plus en plus chaud et une sensation de tremblement irradiait l'endroit dont sa cuisse s'approchait, dangereusement. Je l'entendais fredonner ma musique, joyeux. Ma bouche s'ouvrit aussi, mais pas pour la chanson. Parce que ma respiration s'accélérait et mon corps entier demandait à soupirer. J'essayais d'être le plus discret possible, pour qu'il ne le remarque pas. De toute façon, il ne le verrait pas, n'est-ce pas? Son regard et le mien ne se croiseraient que s'il marquait... Très bien.

- Et de deuuuuuuux!! cria-t-il, après une erreur de mon défenseur central, suivi d'une frappe "imparable" de son attaquant droit.

De nouveau, les yeux dans les yeux. Son regard face au mien. Le sien dans le mien. Ils brillaient. J'aurai pu encaisser tous les buts, perdre tous les matchs au monde, rien que pour avoir ce regard pour toujours, pour que sa cuisse s'approche de la mienne, et qu'elle remonte, et puis que le reste de son corps remonte sur moi. Mais les bonnes choses ont une fin. Et cette fin, elle avait la voix de notre entraîneur qui criait: "Les gars, finie la pause!! On y va!"

Olivier se leva, me tendit la main. M'agrippa, me souleva. Il ouvrit la porte pour sortir de la toute petite pièce, et ce moment était terminé. Et depuis, quelque chose en moi a changé. Je ne voyais plus Olivier comme ce colosse, blagueur et charmeur auprès de tout le monde. Il était devenu un souvenir d'été, un moment que je me remémore la nuit, quand j'ai du mal à dormir avant un match. Et j'écoute cette chanson qu'on écoutait. Puis celle qu'il m'a envoyé. Ces musiques, pour revivre en moi ce que j'avais ressenti à Clairefontaine. Pour revivre le sentiment de cette cuisse torride contre moi. Dans moins d'une heure, on va jouer contre la Pologne. Et ce soir, je veux revoir le regard qu'il avait eu quand il a marqué. Contre moi.

Bleus, blanc, rougesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant