3. Il faut se battre parait-il

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Une heure s'est écoulée depuis l'annonce du docteur Frost. Seulement une heure. Une éternité pourtant. Le temps s'étire, nébuleux. La voix d'Alexandre me parvient à travers les brumes de ma sidération. Il est question de soins à organiser, d'agendas à adapter. Mais l'inconnu m'effraie. Ma mémoire, voulant fuir cette réalité morbide, paraît s'être effacée après le mot « cancer ». Je me débat dans un impossible refus, tandis qu'Alexandre se tient debout et me fait face, prêt à affronter la suite des événements. Comment peut-on être diamétralement à contre-courant en l'espace de quelques minutes ?

— Veux-tu que j'appelle la famille pour leur annoncer ? Je peux m'occuper de prévenir ta direction aussi si tu veux ?
Je n'ai pas envie de parler, ni d'écouter et encore moins d'entendre. Ma connexion au monde réel est rompue, et son obstination m'oppresse.
— On va s'en sortir, prétend-il pour s'en persuader lui-même.

Je veux qu'il se taise. Comment entrevoir désormais le même futur que lui ? L'angoisse de mort m'empêche toute projection. Il utilise le « on » comme si mon corps ne m'appartenait plus et qu'il était devenu sa propriété, ou celle de la science. Je me sens utilisée, infantilisée tout à coup.
Impossible de lui répondre sans risquer de le vexer - les mots dépasseraient mes pensées. Je détourne mon visage vers la fenêtre, préférant observer les nuages défiler dans le ciel bleu, seule perspective de lumière dans cette prison.
J'inspire profondément pour tenter de me calmer, sans arriver à lui partager mon ressenti. Les mots restent entravés dans ma gorge, la maladie neutralise toutes mes pensées.

Alexandre fait les cent pas dans la pièce en jetant des regards furtifs dans ma direction. Mon aphasie le terrifie. Il comble les silences pour remplir le vide, fuit le néant pour ne pas perdre le contrôle. Aucune émotion ne transparaît sur mon faciès, créant chez lui un sentiment d'insécurité.
— Il va falloir t'accrocher, tu sais ? Il faut te battre, d'accord ? me supplie-t-il.
Il ne parvient pas à obtenir l'accroche nécessaire pour créer du lien. Une réponse de ma part lui permettrait pourtant de se sentir émotionnellement aligné.

Mais c'est au-dessus de mes forces.

Il s'attache inlassablement à meubler les silences. Silence que je recherche pourtant, autant que la paix, le néant ou la mort peut-être. Une mort de préférence rapide et sans douleur, pour échapper à ce qui m'attend.
Désarmé, Alexandre sort quelques instants prendre l'air à la cafétéria. De longues minutes salvatrices durant lesquelles je ferme les yeux et fais le vide.
Normalement, mon empathie naturelle me pousserait à le rassurer. Cependant, dans cette chambre d'hôpital angoissante, les cartes sont rebattues. Je ne supporte plus les phrases de circonstances au goût rance de réchauffé. Ces mots que tout le monde prononce et que j'ai tant de fois entendus dans la bouche des familles de mes patients me révulsent.
Ma solitude est salutaire, même dans cette pièce sordide. Je culpabilise néanmoins. Comment vais-je parvenir à gérer le tumulte de mes ressentis sans faire souffrir mes proches ?

A son retour, j'ai retrouvé un semblant de calme qui s'avère être de courte durée. Il parvient en effet à me demander comment je vais, mais ma colère prend le dessus.
— Comment veux-tu que j'aille ?! crié-je en guise de réponse.
Je le fusille des yeux et culpabilise instantanément d'agir de la sorte. L'ambivalence de mes sentiments me dépasse.
Manifestement mal à l'aise, Alexandre se renfrogne à son tour. Je comprends au final qu'aucune de nos deux places n'est facile. Prise d'une pulsion d'humanité, je fais amende honorable.
— Pardonne-moi, Alex, c'est stupide de te répondre comme ça. Je ne veux pas que tu appelles qui que ce soit, il n'y a pas d'urgence. Et... surtout je préfère reculer ce moment pour éviter de répondre aux sollicitations de tout le monde. Explique-moi plutôt ce que tu as compris du médecin, s'il te plaît.

Ses épaules s'affaissent, de soulagement. Alexandre soupire. Il me répète chronologiquement les informations transmises par le Dr Frost. Réentendre le mot « cancer » sortir de sa bouche produit l'effet d'un tsunami. Une épouvantable vague me projette violemment aux portes de l'enfer contre un mur en béton armé. Je tombe KO. Mon corps flotte dans une marée de débris.

Je ne suis pas prête pour ce combat.

— Elle a parlé du traitement par chimiothérapie et d'une possible intervention chirurgicale aussi... La tumeur est importante. J'ai compris ça, peut-être n'est-ce qu'une éventualité.... Mais tu vas surmonter la maladie, tu verras. J'en suis certain.
— Une chirurgie en plus du traitement... ?
Je cherche une porte de sortie pour fuir à tout prix, mais je me débat à contre courant. La chimiothérapie ne suffit donc pas ? Je prie pour que ce cauchemar s'arrête. Ai-je envie de subir ces traitements pour de toute façon mourir dans quelques mois voire une ou deux années tout au plus ?

On frappe encore à la porte. Encore.

Des collègues infirmières entrent dans la chambre. Les nouvelles ont fait le tour de l'hôpital. Le secret professionnel n'est pourtant pas une simple théorie. Je déplore amèrement le choix de ce lieu pour réaliser mes examens. Ce qui devait être un contrôle de routine se transforme en un terrible marathon de soins. 
Je ne parviens pas à me réjouir de leur présence, encore sous le choc d'une réalité impossible. Après un regard furtif dans leur direction, je fixe le plafond pour refouler mes larmes. Mon cœur pulse contre mes tempes, une colère vrombissante naît de ma vulnérabilité. Elles remarquent mes poings serrés agrippés au drap du lit de part et d'autre de mon corps. J'ai envie de leur hurler de quitter la pièce mais je me ravise. Elles se confondent immédiatement en excuses, figées sur le pas de la porte.
— On va te laisser, ce n'est pas le moment, excuse-nous.
— On voulait juste te dire qu'on pense à toi, complète l'autre.
Je regrette mon accueil glacial. Ce sont les montagnes russe dans mon cœur, il peine à suivre la cadence.
— Merci les filles, c'est gentil, dis-je en inspirant profondément pour le calmer. Entrez quelques minutes. Excusez-moi, je suis un peu sonnée, comme vous devez vous douter.
Elles avancent timidement, engoncées dans leur tenue professionnelle blanche.

Nous discutons finalement de fil en aiguille de l'actualité du service, entre autres des dernières péripéties manquées depuis mes deux semaines d'absence. J'apprends l'annonce du départ de la cadre de santé. Je suis assez contente de ne pas vivre ce changement, un navire sans capitaine est voué à échouer. Contre toute attente, cette discussion avec mes collègues me fait du bien. Elle me permet de ne plus penser.
Antoine, le chef de clinique du service de pédiatrie, arrive à son tour dans l'embrasure de la porte, avec son stéthoscope autour du cou. C'est sûrement le médecin avec lequel j'apprécie le plus de travailler. Il affiche un grand sourire en agitant des paquets de sucreries à la main.
— Coucou, Miss ! Je crois que tu as besoin de réconfort ! Tiens, je t'apporte du haut de gamme ! annonce-t-il avec un assortiment de Mars, Kit Kat et M&M's.
Je reconnais bien la spontanéité d'Antoine. Il réussit la prouesse de m'arracher un sourire et même de plaisanter pour la première fois depuis un moment.
— Alors, tu ne pouvais pas mieux tomber ! dis-je avec ironie.

Le défilé de collègues se poursuit encore un moment. Lorsque la chambre est enfin vide, je m'endors d'épuisement.
A mon réveil, ma première pensée est pour notre fils, resté chez mes parents depuis mon hospitalisation. Il me manque terriblement. J'aimerais tenir une boule de cristal entre mes mains pour prédire l'avenir et agir selon ce que la diseuse de bonnes aventures annoncerait. Tout connaitre sur les prochains mois et la vie de Tiago sans moi... J'ai terriblement besoin d'un signe du destin pour m'aider à y voir plus clair.

Le docteur Frost arrive dans la chambre. Ce n'est pas le signal que j'espérais.

Elle tend une enveloppe à remettre de toute urgence à son confrère, le docteur Parrot de l'Institut d'oncologie le plus proche. Tout ceci est donc bien réel. Je prends les documents, sans poser de question. Quel en serait l'intérêt, au fond ? Je peux rentrer chez moi en emportant ce fardeau immense. C'est donc comme ça que les choses se passent.

« Vous avez un cancer, vous pouvez aller voir ailleurs, au revoir ».

Alexandre commence à regrouper les affaires dans ma valise, sans bruit.
— Comment va-t-on l'annoncer à Tiago... ? lui demandé-je, paniquée tout à coup.
Alexandre arrête net le rangement et me scrute comme s'il venait se souvenait tout juste de sa condition de père.
— Je ne sais pas... bredouille-t-il.

Je retiens avec force mon exaspération. Il y a quelques heures à peine, je ne me serais sans doute pas aperçue de l'absurdité de sa réaction, heureuse de prendre les choses en main, comme d'habitude. Seulement, aujourd'hui je n'ai pas la force de discuter, j'ai besoin de quitter les lieux, et vite.
— Je vais lui dire moi-même, je trouverai bien les mots, affirmé-je.
Alexandre poursuit sa tâche, manifestement soulagé que je prenne le relais, quoique sûrement mal à l'aise et peu fier de lui.

J'ai envie de hurler.

Les falaises ocreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant