Chapitre 1 : Le goût de la surprise

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Est-il vrai, prince, que vous ayez dit une fois que la « beauté » sauverait le monde ? Messieurs, s'écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le prince prétend que la beauté sauvera le monde ! Et moi, je soutiens que, s'il a des idées si folâtres, c'est qu'il est amoureux. Messieurs, le prince est amoureux ; tantôt, dès qu'il est entré, j'en ai été convaincu. Ne rougissez pas, prince ! vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ?"

L'Idiot, Dostoïevski.

D'ordinaire, Roman aimait être pris de surprise. Depuis petit, il se laissait aisément traîner hors des sentiers battus et s'y aventurait avec son intuition pour seule guide. Il s'émerveillait facilement de la pluie qui tombe sans prévenir et fuyait décidément toutes les personnes observatrices qui savent prévenir sa venue, les jugeant sans imagination. Aussi, les surprises du quotidien, celles qui arrivent au détour d'un trottoir ou d'une porte, le laissaient souvent dans l'état contemplatif des enfants qui font des jeux de tout pour combler l'ennui. Pourtant, lorsqu'il se retrouva ce jour-là devant les battants vitrés du Tabac au bas de son immeuble, et que les portes demeurèrent closes, sa créativité fut bien en peine de trouver les ressources pour combattre son humeur maussade des derniers temps.

Il y a vingt ans de cela, l'idée des portes closes aurait peut-être réveillé en lui un goût d'aventure et de découvertes. Il y aurait eu plus à trouver ce jour-là que de simples cigarettes derrière un comptoir. Un nouveau chemin, un nouveau Tabac. Un nouvel univers de couleurs et d'odeurs offert à lui. Mais ce jour-là, la quarantaine passée, Roman regrettait l'accueil familier du buraliste, la radio réglée à toute heure sur une émission politique qu'il ne semblait jamais écouter, et l'odeur aigre des pages de magazines qui prennent l'humidité. Cette odeur, qu'il avait détestée lorsqu'il y était entré la première fois, quelques heures avant l'achat de son appartement parisien, il semblait vouloir s'en imprégner ce jour-là, les mains pressées contre les portes fermées, comme la bernique au rocher.

- Monsieur Arseniev. Tout fout le camp, dit un vieil homme qui, arrivé à la hauteur de Roman, lisait comme des dizaines d'autres avant lui le morceau de papier scotché aux vitres. Fermeture exceptionnelle. Réouverture le 04 septembre. Roman acquiesça.

- Figurez-vous que ma femme a eu la brillante idée de me réveiller avec du Wagner, poursuivit le vieillard en s'aidant de sa canne pour descendre les deux marches qui l'avaient porté jusqu'à la mauvaise nouvelle. Je savais en cet instant que cette journée serait atrocement compliquée.

- Pleine de rebondissements aussi, sans doute ? répondit Roman d'un air vaguement distrait.

- Mes articulations ne sont plus faites pour ça, vous savez.

Il s'en alla ensuite à petits pas maîtrisés, le regard en quête de réponses existentielles et la voix déjà distante.

- Qui va choyer mes pauvres poumons, mon cher Arseniev ? Qui ?

Étonné de se sentir moins d'énergie que son vénérable voisin, Roman lui emboîta le pas.

- Faisons le trajet ensemble, voulez-vous ?

- Volontiers. Vos yeux sont certainement meilleurs que les miens.

Maintenant qu'il avait retrouvé sa vivacité d'esprit, Roman s'était empressé de consulter son téléphone.

- Vous ne m'en voudrez pas de m'en remettre à la technologie pour abréger notre trajet ? Je ne suis pas en avance ce matin.

Le vieillard lui fit signe de poursuivre, et après un court instant, il demanda :

- Que dit donc la machine ?

- Vos poumons seront bientôt obligés, Monsieur Ettlinger. Suivez-moi.

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