Perturbée par la séance de sophrologie de Sabine, je me mets à chavirer, prise d'un étourdissement, sonnée par la conscience soudaine de devoir entreprendre mes rêves sans plus attendre.
Inquiète, Sabine m'aide à me rallonger.
— Oh ! Allonge-toi. Comment te sens-tu ?
— Très bien, enfin... C'était...Je cherche mes mots, étrangement vaseuse et sereine à la fois. J'ai du mal à reprendre mes esprits.
— C'était.... Magique. J'ai adoré !
— Ah, j'ai eu peur ! Mais oui, j'ai un don je le sais ! assena-t-elle avec un air suffisant. Tu es la première à bénéficier de mes talents !
— Tu es aussi très humble ! Sérieusement... bravo, je suis vraiment bluffée... Je n'étais pas hyper convaincue avant de démarrer pour tout t'avouer...Mon esprit a été projeté sans difficulté dans ce rêve à peine croyable. A l'évidence, j'en avais besoin...
— Top ! Tu as réussi à lâcher prise et à te laisser guider par ma voix. Ce n'est pas facile, surtout la première fois. Tu as pu vivre une vraie immersion sensorielle, c'est top.
— C'est exactement ça, et tu sais quoi ? Je suis partie au Portugal !
— Laisse-moi deviner.... Falésia ?
— Trop facile !Je lutte depuis plusieurs jours contre mes envies profondes, je vais à l'hôpital poussée par mes proches, mais ce n'est pas ce à quoi j'aspire vraiment. Le rêve d'une retraite paisible en Algarve me taraude depuis quelques années. De toute évidence, si je veux vivre ce projet, il va falloir l'avancer...
— Je vais arrêter les traitements.
Je remarque un vacillement dans ses yeux mais je poursuis.
— Tu sais que je ne m'en sortirai pas... Les chances sont infinitésimales. Toi et moi nous le savons.
— Oui, je sais bien...Des larmes perlent dans les yeux de mon amie.
— Je ne veux pas finir ma vie à l'hôpital en ne laissant aucun souvenir heureux de mes derniers instants. Je veux vivre des moments de joie, de découverte... du bonheur quoi ! Je veux que Tiago pense à moi de manière positive et accomplie lorsque je serai partie. Et surtout n'avoir aucun regret...
— Et tu veux vivre ces moments à Falésia...
— Exactement... et sans plus attendre.
— Je te trouve courageuse, tu forces l'admiration...Elle me prend dans ses bras. Je sais qu'elle ravale fièrement ses larmes. Elle ne tente pas de me dissuader. Au contraire, j'ai même l'impression qu'elle s'y attendait. Que ferais-je sans elle ?
— Il va falloir l'annoncer à Alexandre...
— Est-ce que tu veux que je reste avec toi ?
— Non, je dois trouver la force de le faire seule. Je ne sais pas comment mais je vais y arriver, merci.
Contre toute attente, je me sens délestée d'un poids considérable. Cette décision aussi déraisonnable soit-elle me donne l'énergie dont j'étais jusqu'alors dépourvue pour vivre.La fin de journée est interminable. J'attends désespérément Alexandre. Tiago a réclamé la soirée pyjama du vendredi soir « comme avant » à mes parents, toujours aussi joyeux de l'accueillir. Il me manque déjà, mais son absence va me permettre de parler à Alexandre sans risquer d'être entendue. Je ne sais pas comment il va réagir...
J'entends la clé dans la serrure et le cliquetis de la poignée en métal. Mon cœur fait des bonds, il pourrait remonter et sortir par ma bouche à tout instant pour échapper à ce qui l'attend. Avoir tourné mille fois la conversation dans ma tête, en imaginant tous les scénarios possibles, ne daigne pas faire redescendre la pression.
Il s'approche et m'embrasse. Nous échangeons sur sa journée de travail, puis je lui raconte chronologiquement la mienne pour me donner le courage de démarrer. Le réveil de notre fils pour aller à l'école, les informations du jour à la télé, le grand classique de la météo, le programme de la soirée pyjama... Je meuble, de détail en détail, un monologue sans fin. J'en arrive à la fameuse séance de sophrologie et au soutien de Sabine.
— C'était incroyable, l'hôpital devrait développer davantage cette méthode durant les soins, je t'assure.Alexandre finit par percevoir un malaise. Ma soudaine logorrhée masque quelque chose.
— Chérie, tu cherches à me dire quelque chose, que se passe-t-il ?
Je cède et baisse enfin les armes.
— Ce que j'ai à te dire n'est pas évident... Alors...
— Et pourtant, tu as l'air transcendée par ton expérience avec Sabine. Je ne comprends pas ce qui t'inquiète, tu peux tout me dire, tu sais ?
Je me racle la gorge et prends mon courage à deux mains.
— Je veux profiter de la vie sans aucune contrainte...J'attends un peu, je redoute de le blesser.
— Marquer dans nos mémoires des instants de partage avec Tiago et toi... On rêve depuis des années de vivre au Portugal pour nos vieux jours...
Je marque encore une pause pour obtenir le courage d'aller au bout.
— Oui, je sais, j'ai hâte moi aussi et peut-être qu'on s'y rendre quand tu seras rétablie ? Ou même y déménager, pourquoi pas.Il ne comprend pas que mon futur avec lui est sur le point de se terminer, que la maladie va m'emporter.
— Je veux y aller maintenant...
Alexandre fronce les sourcils et me scrute avec inquiétude.
— J'arrête les soins, Alex... Pardonne-moi... j'ai vraiment essayé...
Alexandre s'assoit, les coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains, le regard rivé sur ses pieds, en état de choc.
— Je sais que tu ne t'attendais pas à ça... Mais regarde dans quel état j'ai été après la deuxième cure de chimiothérapie ! Ça va aller de mal en pis... Quoi que les médecins fassent, je suis en sursis... On mérite de vivre de belles choses, de profiter de chaque minute !
— Mais enfin, tu as perdu la tête !
— Oui, je te l'accorde. C'est sans doute impossible à comprendre pour toi.Résider dans la terre de mes ancêtres, entre Albufeira et Vilamoura, dans un petit village donnant sur la plage de la Falésia avec ses falaises ocres et l'océan à perte de vue, est mon plus grand rêve. Un sujet que j'ai abordé dès notre première rencontre. Il avait été charmé, lui aussi, lorsque nous avions visité la région aux quarante-deux parcours de golf pour la première fois, si bien que nous avions projeté d'y vivre un jour. Je ne suis pas avide de golf, cependant les étendues de verdures arborées ajoutent un charme considérable du coin. J'aime l'ambiance traditionnelle et festive de l'Algarve, et le calme quoi qu'en disent les locaux. La côte d'Azur française est quasi identique en nombre de kilomètres de littoral et pourtant la population n'excède pas celle de l'agglomération de Nice. Un petit paradis sur terre, en somme, avant celui des cieux.
— Tu ne vas pas t'en sortir sans la chimiothérapie ! Tu ne peux pas laisser tomber !
— Mais je ne vais pas m'en sortir tout court. La chimio ne fait que reculer l'échéance. Nous en avons déjà parlé. Le docteur Parrot a bien expliqué que mes chances de guérir sont quasi nulles. Quand vas-tu finir par l'admettre ?
J'ai crié malgré moi. Alexandre s'enferme dans le silence.Tout est planifié dans ma tête. Face à son incrédulité, j'explique que nos économies nous permettent de vivre, sans exubérance, en camping ou en van aménagé par exemple, pendant environ deux ans. La vie est peu coûteuse là-bas, je peux faire l'école « à la maison » pour Tiago, et nous n'aurons besoin de rien, la nature fera le reste.
Il ne proteste pas, et comprend que ma décision est prise, tenter de me faire changer d'avis est inutile.Son regard trahit l'anéantissement de tous ses espoirs.
— Ok. C'est ta décision... répond-il simplement dans un souffle avant de fondre en larmes.
Mon cœur se fend, mais je retiens son abdication. Des larmes de soulagement me submergent. Je m'agenouille près de lui, nous nous faisons face, mains dans les mains, yeux dans les yeux. Nos doigts se serrent fort, comme une promesse et un engagement respectif, celle de m'accompagner dans mon rêve, et moi de les rendre heureux.Ce face à face, me ramène à un souvenir datant de six ans, le 10 juin 2016. Le jour de notre engagement pour la vie, lorsque debout, dans cette même position, nous avons prononcé la fameuse phrase « jusqu'à ce que la mort nous sépare ». Vêtue d'une robe de satin champagne, coiffée d'un voile en tulle masquant mon visage et lui d'un costume trois pièces gris avec un nœud papillon parfaitement symétrique, nous formulons nos vœux avec deux cents invités pour témoins.
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Les falaises ocre
General FictionQue feriez-vous si la maladie faisait irruption dans votre vie ? Delfine a trente ans, elle est infirmière, mariée à Alexandre et l'heureuse maman de Tiago, cinq ans. Elle apprend être atteinte d'un cancer, sa vie prend un tout autre virage. Elle co...