Elle danse. Sa robe légère et ses courbes tracent dans l'air un cercle envoûtant. Subtile, mystérieuse, séductrice ; la fumée de gitane : ce flux ininterrompu d'exhalaison, ce souffle noble et beau. Il y a des cigarettes qui ne s'apprivoisent pas et marqueraient presque la peau au fer rouge, de leur saveur et de leur caractère.
La face rugueuse, le teint blafard, Edith profite de ce que son vieux fauteuil peut encore lui servir. Du jazz ; son jazz. Une cigarette à la main, une gitane, rougeoyante à son bout et le corps blanchâtre. Un verre de vin dans l'autre, de qualité et de corps, toujours. Le corps, douloureux de rhumatismes, enveloppé dans une nuisette de coton bleue, bon marché cette fois. Les heures passent, la cendre s'accumule, la gitane s'en va virevoltant dans l'air ; Edith ferme les yeux. Un épais nuage l'enveloppe, une nuée qui la réchauffe de l'intérieur, qui comble le vide. C'est chaud, c'est bon, c'est maternel. C'est mortel.
Pressoir en marche, douloureuse sensation d'écrasement soudain : un sein oppressé par une tenaille. Diagnostic : cancer. Conséquences : sevrage, perte des cheveux. Edith rentre chez elle avec des patchs ; c'est moins glamour qu'une cigarette, évidemment. Le paquet de gitanes à la main, elle regarde la poubelle l'observer ; elle lève la tête et voit son reflet dans la vitre de la salle de bain : une vue imprenable sur le temps qui passe. Elle ferme les yeux, une main appuyée sur le lavabo, et de l'autre, tremblante, elle laisse choir le paquet bleu dans la corbeille. Une larme coule, les adieux n'ont jamais été son fort ; elle l'essuie d'un revers de main, les jérémiades ne l'ont jamais été non plus. Il est dix-huit heures, la nuit sera longue, le jour pire encore.
*
C'est son premier jour ici. Enchaînée par le traitement à son lit d'hôpital, Edith sait que les visites sont interdites le temps de la cure. Elle est devenue irritable, lunatique, imprévisible. La cigarette lui manque. Pas pour la nicotine ni pour le geste, mais pour un contact, une odeur, une chaleur. La cigarette insuffle au monde cette atmosphère créatrice de vie qui, une fois consumée, laisse dans l'air et sur le cendrier le souvenir ardent d'une passion du bout des lèvres. Ici tout est trop vide, trop neutre, blanc. L'absence de vie qui règne là est macabre. Elle veut sortir. Face à elle-même, sans distraction aucune, Edith se voit mourir, se sent partir. Encore deux mois et trente jours. La nuit sera longue, le jour...
Elle passe quelques cheveux dans sa main, ses beaux cheveux blancs. Le blond et les boucles ont naturellement fait place à ce tapis neige : doux... soyeux... court. Cette poignée qu'elle vient de s'arracher, sans effort, sans douleur, n'était pas la première et ne sera pas la dernière. Elle a fini par s'y habituer. Elle s'est habituée au lieu, aussi. A force de patience et d'observation, elle a appris a reconnaître chaque aspérité de chacun des quatre murs qui l'entoure. L'horizon se fait à présent plus lointain, moins réducteur en tout cas. Le seul lien avec la vie réside en cette vitre, à l'entrée de la chambre. C'est ici que passent l'eau, la nourriture, les mains. Rien n'est laissé au hasard, tout est stoppé net, bien avant la vitre, bien avant le couloir. Le moindre petit organisme, aussi microscopique soit-il, est source éventuelle d'une mort certaine. La nourriture est bouillie, l'eau infecte, les gens méconnaissables dans leur combinaison et leur masque. Le regard d'Edith fixe toujours cette masse blanche et peu fournie. L'immobilité, pendant un temps, puis d'un geste brusque et mal assuré, le bras se dresse, la main s'ouvre, et les cheveux s'éparpillent dans l'air en feu d'artifice. Elévation, stabilisation, puis amorce d'une redescente et Edith ferme les yeux. Elle revoit son appartement où elle se sentait si seule mais si tranquille. La revoilà assise dans ce fauteuil, à écouter la trompette d'un Louis lui susurrer des douceurs. A nouveau, la chaleur l'entoure : la fumée est revenue, et l'odeur si brute du tabac froid avec. Cette fumée de gitane, caractérielle, imprévisible, qui laisse comme un drap de brume sur les choses. Edith se sent bien, se sent être, et réfute l'âpreté du temps qui passe. L'évasion est de courte durée ; Edith ouvre les yeux sur le monde qui l'entoure. Quelques cheveux finissent de retomber, découpant l'espace de mouvements légers et fins. Pas de gitane à la bouche, pas de fumée, pas de chaleur. Le simple froid d'un blanc hospitalier. La larme à l'œil, et l'absence dans le creux des doigts, Edith se morfond.
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La Gitane
Short StoryLa Gitane est une nouvelle qui parle de vieillesse et de solitude.