2. Trouver refuge dans le passé

119 24 54
                                    

Flashback – Juin 2009

Joël s'avance vers moi à la sortie du lycée, flanqué d'un beau jeune homme. Je suis quelque peu gênée par la présence de cet inconnu. Après  les présentations conventionnelles, mon regard croise le sien. Il est  grand et élégant. Ses cheveux bruns coiffés à la brosse et enduit de gel, brillent. Une multitude de grains de beauté diaprent son teint hâlé, apportant une petite touche très sexy. Il arbore un sourire timide mais sincère, derrière lequel se cachent des dents blanches parfaitement alignées.

Alexandre s'approche de moi pour me faire la bise. Ses yeux d'un brun profond et pénétrant me fascinent. Sa beauté m'intimide. Une vague de chaleur m'envahit, je suis déjà sous le charme. Nos joues se frôlent, un courant électrique parcourt mon corps, des papillons s'agitent dans mon bas ventre. Son parfum est légèrement sucré, mon cœur s'affole, mes joues s'empourprent et mes mains sont moites. Mon souffle est haletant, les mots me manquent, je reste bêtement muette, incapable de me présenter sans l'intervention de Joël. Heureusement, le jeune homme est plus loquace que moi. Nous  commençons à discuter.

Je découvre alors Alexandre Martin, dix-neuf ans, passionné d'histoire, et étudiant en première année de licence en histoire de l'art, à la Sorbonne. Il ambitionne de poursuivre vers un master de l'art et archéologie, puis un doctorat. Je n'ai encore jamais rencontré un garçon s'intéressant à ce domaine, je suis impressionnée.
Il me parle d'archéologie et des arts grecs ou romains. Plus rien n'existe autour de nous quand je l'écoute. Je rêve avec lui de sa passion, partant à travers ses mots sur des contrées inconnues, pour découvrir des vestiges empreints de mystères à déchiffrer. Nous perdons toute notion de temps. Nous échangeons à bâtons rompus comme si nous nous connaissions depuis toujours.

Alexandre habite à Sceaux. Il aime cette petite ville bourrée de charme. Les jolies ruelles en pavés du centre piétonnier, les immeubles coquets face à l'Eglise Saint-Jean-Baptiste datant du XIIIème. Il me décrit ce lieu avec une précision enflammée. Il court régulièrement dans l'immense domaine arboré, non loin du centre-ville, en traversant les monuments, bassins et bosquets. Je m'enthousiasme avec lui. Après toutes ces années, je retiens encore de la date de construction du château, en 1597 et du nom de l'illustre propriétaire, Jean-Baptiste Colbert. Moi qui avais tant de peine à retenir les dates importantes en histoire, je bois des paroles sans le quitter des yeux.
— C'est vraiment une sacrée expérience d'observer la vue sur les bois, les jardins à la française et les vallons de la Bièvre depuis la terrasse du château, confit-il. Nous pourrions y aller un jour si tu veux.

Mon cœur fait un bond à l'écoute de cette invitation. Ce garçon s'intéresse à moi, je suis honorée et excitée, convaincue de vivre la naissance d'une belle histoire. De toute évidence nous allons nous revoir. J'en fait le vœu.

Moi, je lui parle de mon rêve de devenir infirmière. Prendre soin des autres et m'engager pour le service public. Il admire mon choix pour ce métier côtoyant la souffrance, la maladie et la mort. Il s'émerveille de la nécessaire vocation pour un tel dévouement. Je me sens pourtant toute petite face à ses propres ambitions.
Je lui parle également de mon goût pour la photographie et de mes désirs de voyage. Je lui raconte mes origines maternelles, mes parents et grands-parents portugais, l'ancrage profond de cette culture dans mon âme.

Nous parlons pendant des heures devant le lycée jusqu'à ce qu'il me raccompagne en voiture chez mes parents. Pour moi qui ne suis pas encore majeure, être escortée en voiture ajoute une certaine magie à cette rencontre inattendue, rendant Alexandre terriblement séduisant.
Dans la promiscuité de sa Clio II, mon attention s'attarde sur ses bras musclés. En gentleman, il fait mine de ne rien remarquer. Je rougis pourtant en décelant un léger sourire sur son visage.

Branchée sur la radio NRJ, la chanteuse Cœur de pirate entonne sa chanson du moment. Nous restons silencieux quelques instants en écoutant les paroles.
« Et on se prend la main, comme des enfants, le bonheur aux lèvres, un peu naïvement, et on marche ensemble d'un pas décidé... il m'aime encore, et toi tu m'aimes un peu plus fort... ».
Incroyable comme certaines chansons arrivent pile au bon moment. Mon palpitant s'affole immédiatement. Il me pénètre du regard avec une telle intensité qu'une agitation invisible naît dans les profondeurs de mes entrailles. Jamais je n'ai eu autant de frissons. Une vague de chaleur se forme et s'engouffre dans mon cœur.

Je lui souris bêtement. Je suis convaincue qu'il sera l'homme de ma vie. Assise du côté passager dans sa voiture, je désire que cet instant dure toujours.
Comme s'il pouvait lire en moi, Alexandre se penche pour se rapprocher de mon visage. Nos lèvres se rencontrent pour la première fois provoquant un feu d'artifice émotionnel.

Une voix lointaine me sort de ma douce rêverie. Celle d'Alexandre, préoccupé par mon silence. Les larmes se mettent à couler le long de mon visage lorsque je comprends où je suis.
L'hôpital, 2022, j'ai envie de hurler.
— Je repensais à notre rencontre au lycée... dis-je en essuyant mes yeux.
Toujours allongé près de moi, il me sourit à l'évocation de ce souvenir.
— C'était magique... Qui aurait imaginé qu'on en soit là aujourd'hui ? continuaicontinué-je.
— Pour le meilleur et pour le pire, tu t'en rappelles ? Je suis là. On se serait passé de cette étape, évidemment, mais je suis là.

Alexandre niche son front contre mon cou et son bras enlace mon buste. Son soutien me touche. Pourtant, je me retiens de lui révéler le fond de mes pensées. Comment lui expliquer de me laisser dans mon rêve ? Nos rêves. Nos projets de vie à deux, à trois. Dans l'insouciance de mes dix-sept ans, loin de ce tumulte terrifiant. Je reste sans voix, murée dans le même mutisme du début de notre histoire. A l'époque, Alexandre me taquinait sur le sujet, provoquant nos rires complices. Cette fois-ci, hélas, ce n'est pas un mutisme d'intimidation mais de sidération. J'aimerais qu'il s'agisse d'une mauvaise farce ou d'une erreur médicale. Peut-être même que je me suis profondément endormie. Suis-je en plein cauchemar ? Vais-je me réveiller en sursaut et comprendre que tout ceci provient de mon imaginaire ? J'aimerais qu'il en soit ainsi, car la perspective de peut-être quitter ce monde, me provoque un accès de panique irrépressible.
J'entends déjà autour de moi les voix m'assurant que tout ira bien et qu'il ne faut pas perdre espoir.

J'ai envie de les croire.

Les falaises ocreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant