Le train de nuit

17 3 6
                                    


Comme tous les matins, elle attend son train. Il fait frisquet en ce début d'hiver bien que la région ne soit pas réputée pour ses basses températures. Il est 7h15, elle part travailler.

Ils sont peu nombreux sur le quai de cette gare de Province. La ville est très mal desservie. Seulement deux trains pour espérer arriver à l'heure pour prendre son poste à neuf heures. Il y a le RER de 7h42 qui s'arrête à toutes les gares et celui de 7h23, qu'elle a choisi. Le train de nuit en provenance de Strasbourg et à destination de Vintimille en Italie.

Il arrive, de son pas trainant et se place à côté d'elle. Par manque de chance, il a fallu qu'elle se coltine le pire collègue du monde en compagnon de voyage. Pas moyen de l'éviter sur ce quai quasi désert. Tout en lui l'agace : son costume impeccable, son beau visage gâché par cet air suffisant de M. Je sais tout, sa sacoche en cuir toute proprette qu'il trimballe, et par-dessus tout, sa conversation.

Il est ce genre de personne qui s'écoute parler, qui insupporte son auditoire dès la première phrase mais, même s'il s'en rend compte, ne s'arrête pas pour autant.

L'annonce musicale de la compagnie indique l'arrivée en gare du train. Il freine devant eux dans un vacarme strident de frottements de roues contre les rails. Souvent, c'est lui qui ouvre la porte. Ils pénètrent alors dans un univers feutré. Les rideaux sont tirés, les voyageurs dorment encore. L'odeur de relents de la nuit prend au nez et à la gorge. Elle finit par s'oublier une fois quelques minutes à l'intérieur. Ça n'en reste pas moins désagréable d'entrer dans le wagon chaque matin.

Elle se glisse dans un large fauteuil et il s'assoit à côté d'elle. L'avantage du train de nuit est qu'il ne se sent pas obligé de parler. Ou alors il chuchote. Des fois, il mentionne la soupe de potimarron qu'il a cuisiné la veille, encense sa petite amie qui tient un magasin de sacs. Il est très curieux de la relation qu'elle a de son côté. Elle sort son Ipod et plante les écouteurs dans ses oreilles. Parfois, elle lui tend un écouteur et ils ferment les yeux, bercés par la musique et le balancement du train. Elle termine sa nuit.

C'est une étrange intimité entre eux que ce moment hors du temps chaque matin. Son moment préféré reste celui où la mer apparait enfin par la fenêtre. Cela a le mérite de réveiller les passagers, cette étendue bleue et ses falaises rouges qui plongent dans l'eau. Un spectacle renouvelé tous les jours et pourtant unique.

Alors que le train entre en gare d'arrivée, il se lève. Tous ses gestes sont lents. Il a un problème de dos, elle n'a jamais vraiment su lequel. Il est très grand et se déplace à la vitesse d'un escargot, ce qui contraste avec son jeune âge. Ses pieds trainent sur le sol. Elle voudrait marcher plus vite, pour se débarrasser de lui, mais elle adapte son pas sur le sien.

Ils se saluent, elle le laisse devant son entreprise et part vers la sienne 500 mètres plus loin. Ce sont deux entreprises de la même chaine. Elle l'a connu lors de son stage quelques mois plus tôt avant d'être embauchée dans l'entreprise principale.

Qu'est-ce qu'il a pu l'énerver lorsqu'elle était stagiaire, se mêlant sans cesse de son rapport de stage, voulant jouer aux mentors alors qu'ils n'ont qu'un ou deux ans de différence à peine. Même le poste qu'il occupe est rébarbatif, faire appliquer et respecter une norme dont tout le monde se fout. Il reste persuadé d'avoir un emploi d'une importance extrême.

Il a conservé cette espèce d'attitude paternaliste avec elle, alors même qu'elle est employée au même niveau que lui à présent.

Le soir, elle a plus de chance de l'éviter. Les trains du retour sont plus nombreux, elle s'arrange toujours pour ne pas se retrouver avec lui, se cache parfois derrière les passagers sur le quai et monte délibérément dans un autre wagon. S'ils partagent le chemin du retour, alors ils sont en compagnie de tout un groupe de travailleurs. À force de voyager, on rencontre les mêmes personnes.

Mais toujours, en descendant du train, ils marchent ensemble, très lentement, pour sortir de la gare et se séparer jusqu'au lendemain.

Un matin, il est absent. Elle apprend qu'il est hospitalisé. Un soir, en descendant du train, il est tombé et n'a pas réussi à se relever, ses jambes ne répondaient plus. Son hospitalisation dure plusieurs semaines. Elle attend le soir, et avant de rentrer chez elle, l'appelle quasiment tous les soirs depuis sa voiture.

Elle ne sait même pas pourquoi elle le fait, la politesse sans doute. La distance par téléphone fait tomber les masques. Il se sent très mal et se confie, dévoilant plus de sa véritable personnalité que cet espèce de masque parfait qu'il porte chaque jour habituellement. Ces appels font tomber une barrière. Il reste cette personne insupportable et agaçante, mais il y a peut-être un peu plus.

Un jour, il est de retour, lui et sa démarche d'escargot, sa sacoche et son abominable costume noir ou bordeaux. Il reprend directement ce faciès insupportable. Dans le train du matin, elle retrouve l'intimité entre eux, assis dans la pénombre, partageant sa musique.

Les sentiments ambivalents qu'elle perçoit entre eux ont le don de l'agacer. Pourquoi se sent elle proche de ce gars alors même qu'il l'insupporte ?

Le poste qu'il occupe est menacé. De par sa position, elle peut avoir des informations sur son devenir, mais elle n'en a pas et, même si c'était le cas, n'a pas le droit de les divulguer. Commence alors un long harcèlement psychologique. Inlassablement, il l'interroge. Elle répond patiemment qu'elle ne sait pas. Il insiste. Tous les jours. C'est lourd. Il est limite agressif. Elle le devient aussi. Un soir, elle lui hurle dessus dans le train, devient vulgaire, il la fait sortir de ses gonds.

Son contrat à elle se termine et leur relation reste là-dessus. Leur dernier contact remonte à de nombreuses années. Il l'avait appelée, demandant encore si elle avait su, à ce moment-là, que son poste allait sauter. Elle a soupiré, non, elle l'a encore et encore répété. Il ne l'a jamais crue.

Cette histoire est remontée dans son esprit récemment. Il lui a fallu du temps pour comprendre qu'il y avait du désir entre eux. Une relation ambiguë du début à la fin. Elle n'a plus de nouvelles.

Fantômes du passéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant