Des pierreries variées, précieuses et empoisonnées ; des obsessions de regards glauques, qu'on croit discerner fugacement en des têtes quotidiennes, poursuivant l'attention jusqu'aux cauchemars et jusqu'à la folie ; des poupées d'enfants chlorotiques à taille humaine et des toiles byzantines aux femmes assassines, le tout élu pour leurs sulfures de cadavres ; des lieux louches que fréquentent à la fois les mondaines et les gaupes, qu'un argent abondant suscite ou permet, où l'on vient en témoin de dissection ; des multitudes que la vilenie déforme, parmi une époque d'animale bourgeoisie, où le divertissant sert de prétextes aux rumeurs pour jeter son ennui dans des maux constants et anodins ; des tares partout, vues ou décelées, et recherchées sous maints parfums capiteux et captieux, sous des masques bourgeois ou monstres, qu'on ne peut plus fuir, omniprésentes comme la contagion, signe des temps nécrosés ; des drogues banales, composées parfois en bouquets aux innocentes mines, auxquelles les habitués sont mithridatisés, dont on ne mange, pâles et lassés, non tant par goût exotique que par usances blasées ; une corruption générale des mœurs, des sexes, des genres, des âges, tout travesti et adultéré, où se confondent et contredisent des lubies qui doivent autant au caractère exaspéré qu'à l'extinction du goût sain de la vitalité directe ; une fascination pour l'Orient, reliquat d'une volonté plus fraîche de quitter les remugles des villes ostentatoires, que dénaturent pourtant les visions hallucinées de couleurs fauves, d'agitations de danses suggestives et de prostitution d'enfants, ainsi que de primitives et féroces allusions de domination occidentale – en somme, un répertoire assez complet fin-de-siècle – : voici ce que propose Lorrain dans ce roman d'un dandy qu'une influence pernicieuse énerve à la névrose, mais que l'ouvrage n'élève pas au Des Esseintes de Huysmans, parce qu'il s'y trouve un prétexte narratif et une facticité de progression, au lieu d'une stricte peinture de la stagnation obsessionnelle qui constitue l'argument de l'œuvre, qu'À rebours avait osé plus de quinze ans plus tôt, et dont le style relevait de plus de pittoresque encore.
« Rats d'opéra, lys du Rat Mort, mondaines frêles aux museaux de rongeurs, j'ai eu dans ma vie des ballerines impubères, des duchesses émaciées, douloureuses et toujours lasses, des mélomanes et des morphinées, des banquières juives aux yeux plus en caverne que ceux des rôdeurs de banlieue, et des figurantes de music-hall qui, à souper, versaient de la créosote dans leur Roederer ; et j'ai même eu des insexuées des tables d'hôte de Montmartre et jusqu'à de fâcheuses androgynes. Comme un snob et comme un mufle, j'ai aimé les petites filles angulaires, effarantes et macabres, le ragoût de phénol et de piment des chloroses fardées et des invraisemblables minceurs. » (page 65)
On suit dans Monsieur de Phocas une composition au sujet d'un homme riche, le duc de Fréneuse (autre nom de Phocas), que la présence interlope de Claudius Ethal, artiste perverti savamment, insinue et déforme morbidement. C'est l'exposition d'une emprise maléfique qui use et brise la santé, mise sous la forme d'un journal joliment invraisemblable, et que l'auteur ne déprend jamais tout à fait de la possibilité d'une guérison, ni même que, de façon paradoxale, Ethal fût un médecin de l'âme lui-même passé par les affres de l'incontrôlée révélation qui l'ont rendu excentrique. Le livre est trop roman, d'ailleurs d'intrigue pauvre, pour constituer l'audace littéraire, et les douleurs jaunes qu'il décrit par assemblages sont d'usage déjà trop répandu pour abonder l'impression du génie novateur. C'est assurément de style ciselé, avec certains défauts de journaliste Gotha – des recopiages relativement patents d'articles et un inachèvement assez systématique de la profondeur –, mais c'est déjà moins ostentatoire et plus composé que Fersen, même si je ne dirais pas que c'est une trouvaille ou une élaboration, dénouement compris. Je vois encore du confort dans ce récit de la démence qu'on n'atteint jamais, où l'adhésion reste relative, et Fréneuse demeure naïf et pudique, effaré sans cesse de ce qu'on présente à ses yeux de décadent pourtant réputé à Paris : Lorrain ne fait qu'accumuler baroquement, comme dans Monsieur de Bougrelon, des préjugés assez connus de vices contemporains et de détraquements des humeurs, mis en scène en l'exposition d'une variété de thèmes symboliques perturbants et presque classés. C'est sans conteste soigné, délicat et fin, mais ce n'est pas difficile à écrire, et la tournure même de l'intrigue, d'une maigre évolution et même assez stagnante, ne réalise le crime de Fréneuse contre Ethal que d'imprévisible et d'illogique manière, sans qu'un parangon de trouble ou qu'une gradation de ressentiment l'explique, plus dans une impulsion onirique insaisissable que dans un moment de véritable conscience – c'est en quoi la forme du roman est une contradiction, les perpétuelles descriptions ne se défigeant aux ultimes pages que parce qu'il faut à l'histoire une fin, et quelle fin plutôt banale, la mort d'un personnage et le départ de son meurtrier ! Toute l'intrigue pourrait se définir tant en style qu'en stagnation par ce passage :
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
No FicciónDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.