Chapitre 1 - Proposition

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L'homme décolla l'affiche à moitié abîmée du mur. C'était la troisième qu'il avait retirée. Il soupira. Sa tâche n'était pas aisée. Il passait la journée debout, dehors, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige. Son travail était physique : il devait soulever les affiches à placarder, coller, décoller, à la force de ses bras. Il se servit de son pouvoir pour attirer la spatule et le pot à lui, mais la glue pesait son poids. Si seulement il était né Yellow. Il n'aurait pas eu à vivre ainsi. Il secoua la tête pour chasser cette dernière pensée. Non. C'était comme ça. Penser à sa condition n'y changerait rien. Reprends le boulot, au lieu d'accorder de l'énergie à pareilles sottises. Le travailleur avait eu la chance de naître à une époque prospère et stable, sans la menace d'une guerre atomique, ou d'épidémies. Pas comme deux siècles auparavant. La colle lui trempait les mains, protégées par des gants. Il observa d'un air amer l'affiche qu'il venait de retirer. Le visage de Jaspen, sur fond gris, souriant de toute ses dents d'un sourire Colgate hypocrite, lui donnait des envies de meurtres. Cette campagne était ridicule. Tout le monde savait que Jaspen serait réélu. Il essuya d'une main la sueur qui gouttait de son front, et reprit son ouvrage. L'heure de la pause ne tarderait pas à venir.


...

Rei avait passé une journée ennuyeuse. Depuis qu'il avait été mis au placard, il occupait ses journées à faire voltiger dans les airs le matériel qui traînait sur son bureau. Tout y passait : gomme, crayon, stylo, agenda, bloc-notes. Le jeune homme faisait faire à ces objets des acrobaties. Il s'était même amusé à créer un véritable ballet aérien, en tentant de reproduire le Lac des cygnes.

Rei Takamura quitta le bâtiment sis au six avenue Gounot à dix-sept heures pétantes. Il passa devant ses collègues en blouse blanche. Ils ne prêtèrent même pas attention à son départ avancé d'une heure, à croire qu'il était invisible. Dans la salle du laboratoire percée par une vitre horizontale, les employés de Cee Corp étaient occupés à manipuler des fioles et des béchers remplis de liquides aux couleurs éclatantes. Il avait hâte de rentrer chez lui. Rei se mit en marche vers l'arrêt de bus situé en bas de la pente. Qu'est-ce qu'il détestait devoir la grimper le matin ! Il finissait en nage, alors que la journée venait à peine de débuter. Le jeune homme insulta mentalement les personnes qui avaient décidé de placer l'arrêt en bas de la pente, au lieu de la mettre en son sommet.

Le bus arriva à dix-sept heures cinq, avec un peu d'avance. Il était vide, il put s'asseoir à sa convenance. Takamura opta pour une place collée à la fenêtre. La paroi vitrée du bus lui permettait d'observer les passants. Elle constituait une sorte de tableau vivant, qui le divertissait lors de son trajet. A l'arrêt suivant, Rei fut le témoin d'une scène pour le moins stupéfiante. Il vit une jeune femme s'arrêter devant un panneau, s'incliner devant lui. Ses lèvres remuèrent, comme si elle récitait quelque chose. Elle le toucha de sa main gauche non-gantée. Ensuite, elle traversa le mur situé à sa gauche, derrière le stop, pour entrer dans un bâtiment au rideau métallique baissé. Abasourdi, Takamura se frotta les yeux. La femme avait disparu de son champ de vision. Il devait avoir rêvé. Les deux personnes qui attendaient à l'arrêt étaient montées. Le bus repartit.

Installé sur son canapé, il attira la tasse de café fumante posée sur le comptoir du bar, jusqu'à la table basse. La tasse vola dans les airs, en laissant s'échapper une partie de son contenu. Rei était absorbé par la scène dont il avait été témoin dans le bus, il n'était pas concentré sur son café. Ainsi, la tasse tremblotante se posa sur le meuble en ayant été vidée de moitié. Des gouttes coulèrent, formant une trace marron sur la table. Il s'en aperçut cinq minutes plus tard, en faisant léviter le contenant jusqu'à sa bouche. Flûte ! Qui portait des gants en été ? Qui saluait un panneau, tout en le touchant et psalmodiant, avant de disparaître en traversant un mur ? Le manège qu'il avait cru observer était franchement anormal. Le commun des mortels possédait le don de télékinésie, mais le pouvoir d'être intangible ? Ça n'existait pas.

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