1 - Ichika

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Les champs ternes défilaient par la fenêtre. Janvier n'avait pas épargné le cœur de l'Espagne. Passée la ceinture urbaine de Madrid, Ichika et Kassandra s'étaient enfoncées dans la campagne refroidie par l'hiver. Le manoir des Jordana, la famille paternelle de Kass, se trouvait à une centaine de kilomètres, caché dans un sous-bois anonyme.

Au fil des croisements et des lignes blanches, l'appréhension d'Ichika croissait. Elle avait déjà discuté avec les parents de Kass, fait des appels en visio, mais... jamais de rencontre en tête-à-tête. Elles vivaient au Japon, à Fukuoka, et les voyages jusqu'en Europe leur coûtaient en temps et en argent. Kassandra n'ayant pu se libérer pour fêter Noël avec sa famille, elle leur avait promis de venir les voir en janvier. Ichika s'était décidée à l'accompagner, saisissant son angoisse par les cornes. Ce n'était pas parce qu'elle avait grandi dans une famille immonde que celle de Kass la décevrait forcément.


Dans la voiture de location, l'autoradio diffusait le dernier tube en date. Ichika saisissait quelques mots à droite à gauche, comprenait une phrase dans le refrain, mais guère plus. Non seulement elle n'avait pas la capacité d'omnilinguisme de sa copine, mais elle n'avait pas non plus un grand intérêt pour les langues étrangères. Kassandra lui parlait toujours en japonais pour s'adresser à elle. Elle lui avait appris l'anglais – les jeunes femmes en avaient impérativement besoin pour leur boulot – mais l'espagnol rentrait difficilement dans le crâne d'Ichika. Après tout, comment des objets pouvaient-ils avoir des genres ?

Kassandra profita d'une pub entre deux chansons pour baisser le volume et poser une main sur la cuisse de sa partenaire. Les yeux rivés à la route interminable, mais son sourire tourné vers Ichika, elle lui demanda doucement :

— Ça va, mi pequeña pantera ?

Les capacités des Jordana leur permettaient d'apprendre une langue en quelques jours et de la maîtriser comme un natif. Kassandra aurait pu lui parler japonais sans la trace d'un accent, mais elle savait qu'Ichika aimait l'entendre s'exprimer en espagnol de temps en temps. Kass utilisait sa langue maternelle avant tout pour la surnommer. Chica – une vieille blague en rapport avec le prénom d'Ichika – ou pequeña pantera... sa copine manquait rarement d'idées.

— Je suis juste un peu stressée, reconnut Ichika en frôlant les doigts de Kass posés sur sa cuisse. Je connais déjà tes parents, mais, en face-à-face, c'est pas pareil.

Kassandra releva le bras pour lui caresser la joue. Ses mains sentaient sa crème hydratante à la noix de coco. Ichika ferma les paupières pour apprécier le contact tiède, barrière contre le froid qui assaillait la vitre et contre le noir qui engloutissait ses pensées.

— Il nous reste vingt minutes de route, environ, ajouta Kass d'un ton songeur. On peut s'entraîner à te présenter si tu veux ?

Ichika acquiesça en serrant les dents. Après tout ce qu'elle avait affronté... ce n'était pas ses beaux-parents qui allaient la déstabiliser. Poings serrés sur ses cuisses, Ichika reformula les mots étrangers dans sa tête et souffla timidement :

Me llamo Ichika y soy la novia de Kassandra.

Le sourire de Kass aurait suffi à illuminer le ciel gris qui pesait sur la campagne environnante. De sa voix mélodieuse, chantante, elle précisa :

— Mes parents vont adorer. Comme on peut s'adapter à la langue de nos interlocuteurs, les gens font rarement l'effort de nous parler espagnol. Et, même si c'est deux mots, ça nous fait plaisir.

— Un jour, peut-être que je pourrai leur parler complètement en espagnol, souffla Ichika en desserrant les poings sur ses cuisses.

La perspective de passer assez d'années auprès de Kass pour apprendre sa langue lui enveloppait le cœur de coton. Elle redécouvrait chaque jour le drôle de sentiment qui planait dans sa poitrine, dans son ventre, dans sa tête. Un sentiment qui l'empêchait de trop s'éloigner de Kass, malgré son caractère solitaire. Une lueur qui lui éclairait mille possibilités, à des kilomètres de l'avenir qu'on lui avait imposé.

La lèvre inférieure d'Ichika tremblait. Elle connaissait quelques autres mots d'espagnol, qu'elle avait suffisamment entendus dans les chansons de sa partenaire. Des mots qu'elle n'avait jamais réussi à lui souffler.

Te a...

L'air lui manqua. Kassandra lui adressa un coup d'œil étonné.

— Tu m'as dit quelque chose ?

— Non, rien.

Plus tard. Elle lui dirait plus tard.


Kassandra dut sortir le GPS à quelques kilomètres de leur destination. Elle avait déjà fait la route jusqu'à chez ses parents en voiture, mais toujours en tant que passagère. Être conductrice était une autre expérience. Sans compter les années qui s'étaient écoulées depuis l'époque où elle voyageait régulièrement dans les environs.

— Tu trouves ? demanda Kassandra en zieutant l'horizon dans l'espoir de repérer un quelconque panneau.

— Ça charge... ah voilà.

Avec des gestes rapides, Ichika clipsa le GPS au pare-brise et indiqua le trajet à sa copine.

— J'ai des huiles essentielles dans mon sac, si tu veux te faire un petit combo anti-stress.

Ichika ricana en secouant la tête.

— T'inquiète pas. Je gère.

Elle ne gérait pas. Kass devait s'en douter aussi. Mais Ichika préférait essayer, quitte à échouer. C'était la leçon qu'elle avait intégrée en rencontrant Kassandra. Pendant les vingt premières années de sa vie, Ichika n'avait jamais essayé de vivre par et pour elle-même. Ses décisions, ses déplacements, ses paroles ... n'étaient pas les siens.

Maintenant qu'elle pouvait bouger, crier, vivre librement, elle essayait. Elle échouait, elle enrageait, elle jurait et s'enflammait. Mais elle ne voulait pas de regrets.

Et quand elle réussissait... Ichika observa ses paumes en souriant. Elles étaient couvertes de cicatrices pâles, certaines visiblement plus récentes. Quand elle réussissait, elle se sentait aussi forte qu'un ouragan. Fière, complète.

Vivante.

KYRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant