Du côté de chez Swann, Marcel Proust, 1913 (inachevé)

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On ne saurait, je crois, beaucoup mieux qualifier l'écriture de Proust que comme le style pathologique de la digression – et, si j'osais et ne craignais pas qu'on me prît pour une personne drolatique, j'ajouterais : style passablement encombray. On peut adjoindre à cette appellation, du point de vue de l'intrigue si le terme n'est pas trop connoté, le thème du parasitisme (loin de moi l'idée d'abonder une représentation antisémite : l'origine d'un auteur n'a pour moi nul intérêt dans l'analyse d'une œuvre, je n'use du mot qu'à dessein d'approcher le sens particulier d'une existence sociale), tant il appert que ce style même procède d'une conception oisive de la vie, vie passée à flâner en se divertissant jusqu'à l'exacerbation de problèmes mineurs, et en occupant de sujets dérisoires des relations qui seraient détournées des questions d'importance si elles étaient sensibles aux suggestions. L'entourage curieux et régenteur d'un homme prend facilement une domination sur lui s'il ne parvient pas, par quelque force intérieure et centripète que doit lui recommander son intégrité, à se blaser d'interventions et de conseils qui n'aspirent qu'à le conformer à des intentions étrangères. Or, toute la famille de Proust, du moins celle de son narrateur...

– Il faut d'emblée lever le malentendu : où donc l'auteur, peinant déjà si singulièrement à réaliser une intrigue, eût-il trouvé la ressource mentale pour inventer rien qu'en majorité cet univers de souvenirs ? Plus encore, s'il ne s'agissait pas du souvenir personnel, si tout de À la recherche du temps perdu n'était que le récit imaginaire d'un personnage qui se rappelle tant de détails et si peu d'actes, en infimes variétés descriptives, inactuelles et anodines, et tiré de l'imagination de l'écrivain désœuvré au point qu'il n'eût pas trouvé les péripéties par lesquelles remplir une intrigue, alors peut-on seulement concevoir quelle vertu présenterait cette œuvre à peu près incapable de faire fiction ? Et d'où, par ailleurs, ce roman tiendrait-il l'essentiel de sa teneur, qu'on peut résumer en sensations, hormis de l'écrivain-même ? Quoi ? Il eût œuvré par extrapolation à partir d'un être imaginaire ? Alors pourquoi, s'il en avait été capable, n'eût-il pas imaginé aussi des actions, une intrigue, des péripéties ? Et puis allons ! ce n'est ni logique ni vraisemblable : on n'écrit pas un livre entier avec pour principe de se départir entièrement de soi-même ! –

... cette famille, écrivais-je, attentive aux symboles, processive, exclusive et intrusive, vit constamment en une mentalité ancien-régime d'apparat et d'exiguïté morale, et le narrateur est le fruit d'un pareil esprit de conventions solliciteuses et d'insidieuses incitations auxquelles il n'a, semble-t-il, su résister que sur des points secondaires, et encore : il ne se rend pas compte, dès son plus jeune âge, combien il constitue une gêne anormale pour le reste de son monde, tant il fut – sa famille aussi – placé sur un piédestal immérité au sein de son environnement, et que seule une distinction de statut pouvait justifier.

Pour l'exprimer compendieusement, je trouve que Proust, issu assez évidemment d'un foyer d'importuns – ce qu'il ne nierait pas lui-même et confirme indirectement dans nombre d'extraits (mais je crois que c'est involontairement, parce qu'il ne cesse en quelque sorte malgré lui de révéler ces défauts comme s'il ne s'en rendait pas bien compte ; ce n'est jamais tant cette dénonciation explicite que maints critiques ont prétendue) –, est imprégné du goût, transmis par une vie de mondanités et d'indiscrétions, de pérorer à l'attention d'autrui sur des infimités. Il est resté, dans sa docilité de petit garçon exemplaire et sans crise, reconnaissant et perméable à l'influence de son milieu, au point qu'on peut dire que son œuvre constitue un hommage à une existence de parasite dont les usages l'ont habitué à ne faire que quêter, dans la torpeur d'un quotidien étal et morne, des divertissements réglés et peu créatifs, des changements minuscules, de ridicules prétextes à exaltations, souvent au détriment des âmes fortes d'acteurs véritables qu'il dénigre ou dédaigne presque automatiquement, qu'il n'envisage du moins que comme des exceptions. Voilà pourquoi en dernier lieu, après la digression et le parasitisme, je parlerais de féminité chez Proust, du moins de son effémination, c'est-à-dire de ce qui, dans ce texte, renvoie à la conception dévirilisée d'un être qui s'occupe entièrement à des décorations et à des poses, qui rattache l'importance du monde à la mondanité, et pour qui rien n'émane tant de soi, d'une pulsion ou d'une vitalité, que de ce qu'il est convenable et permis de concevoir, au point que ce roman peut se lire comme un recueil de bienséances ou seulement de petites objections à la bienséance et chargées de rétablir la bienséance : les personnages ne sont jamais critiqués avec vigueur, avec audace, avec truculence et culot, même si des lecteurs verront par contraste, dans des nuances falotes, des condamnations sans ambages, et chaque image employée est un respect inconditionnel pour tout l'environnement typique de la littérature « noble », au point qu'il est difficile, impossible peut-être, de découvrir dans tout le récit un seul propos ou un thème dont l'abord soit d'une certaine innovation, fût-ce une innovation partielle, au-delà d'infinitésimales variations de ce qui s'est déjà écrit sur chacun de ces sujets – c'est ainsi la garantie toujours de rester bienséant, de n'emprunter aucune insolence, de ne prendre jamais aucun risque. Tout le témoignage de Proust sur l'existence est à en somme peu près celui qu'on porte sur un salon de personnes bien mises et respectables, et dressé avec la mentalité d'un hôte qui se soucie surtout du rapport que fera, le lendemain, telle gazette locale dans ses articles sur le beau monde.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant