Ne regarde pas la route

Le covoitureur

J'attends dans le bar, impatiente. Nous nous sommes donnés rendez-vous ici, il pourra boire un verre avec moi pour faire connaissance, s'il veut, je ne vais pas le forcer, et on repart directement pour London, Baby !!!

J'en suis à ma quatrième limonade. Ça commence à être un peu long... Mais je suis venue en avance, donc c'est normal. C'est tout Coco, ça, si surexcitée qu'elle planifie tout à la hâte, mais qui s'y prend toujours beaucoup trop tôt... Olivier est censé arriver dans une heure... 

_ Alors, Oisette, ça y est, tu pars pour l'UK ? 

Dani m'amène une assiette avec un cookie au caramel. Cadeau de la maison pour cinq boissons consommées, ce que je ne vais pas tarder à accomplir... 

_ Ne m'appelle pas comme ça, ça fait trois ans que je te le dis...

Oisette vient de Colombe... un oiseau, sans rire. Dès l'instant où je me suis présentée à la fac, il s'est fendu la poire... On ne choisit pas son prénom. 

_ Mais ouais, grave ! je rajoute, plus enthousiaste. J'y croyais même plus, et c'est arrivé en même pas un mois après l'annonce ! Je vais m'éclater à Cardiff avec mon meilleur copain pendant que tu vas passer ton été à bosser... 

_C'est pour me payer une voiture, tu le sais très bien. 

_ Et tu sais très bien que je ne m'appelle pas Oisette. 

Dans le mille. 

_ Oui, mais serveur, c'est le meilleur métier pour draguer !  

_ C'est vrai qu'il y a tellement de canons ici... 

_ Le soir, y'en a plein qui rentrent de la fac. 

_ Si tu le dis, Don Juan. Tu m'envoie la cinquième ? J'ai encore quarante cinq minutes à tenir. 

_ Tout de suite, beauté ! 

Il s'en va chercher ma limonade, déjà prête, sur le comptoir. La clochette de la pote retentit et un homme entre. Cheveux poivre et sel noués en catogan, bouc taillé, yeux marrons très clair... Yes, c'est mon covoitureur. La même tête que sur son profil BlaBlaCar. En même temps, les nouvelles têtes ne sont pas courantes dans notre bar.  Je lui fais un petit signe. 

_ Olivier Derlo ? Je suis Colombe ! 

Il s'assoit avec un demi-sourire timide. S'il est plutôt introverti, la route risque d'être longue, mieux vaut briser la glace maintenant. 

_ Comment allez-vous ? Vous avez trouvé facilement le bar ? 

Il hoche la tête et demande à Dani, qui revenait avec mon verre, une bière. Je lui fais mon plus beau sourire, enfin le plus beau qu'on puisse faire avec un appareil dentaire.

_  Vous habitez dans le coin ? Qu'est-ce qui vous amène en Angleterre ? 

_ En banlieue. J'y vais pour le travail et je voulais me rendre utile, alors je me suis dit que je pourrais emmener quelqu'un. 

Il a une voix de baryton. Ses réponses sont un peu courtes, mais il ne paraît pas réticent à faire la conversation non plus. 

_ Si vous êtes prêt à y aller, on peut partir dès qu'on a fini notre verre. On est un peu en avance tous les deux, mais plus tôt on part, plus tôt on arrive, non ? 

Nouveau hochement de tête. Toi, mon gars, t'es pas bavard, mais au bout de dix heures de route, tu vas voir, on sera les meilleurs amis du monde ! Nous terminons notre boisson plus ou moins en silence. J'en profite pour essayer de cerner le personnage. 

Il doit avoir l'âge de ma mère, peut-être un peu moins. Ni ringard ni très rock, assez athlétique mais plutôt sec, très propre sur lui. Sur une échelle entre un et cent... Entre soixante et soixante quinze... Mais il y a un truc qui me dérange. Un truc dans ses yeux. Et son menton. Un sentiment familier, le genre de choses qui n'arrivent que dans les films, où on l'a déjà vu quelque part, et qu'en fait il nous a sauvé la vie quand on était petit, ou à l'inverse, qu'il a essayé de nous tuer. En tout cas, c'est ni agréable ni dérangeant, juste frustrant. Je l'ai vu où ? Une star incognito ? Un prof que j'ai déjà croisé dans les couloirs ? Raah, ça m'énerve ! Mais bon j'ai dix heures de route pour m'en rappeler. 

Je vois que lui aussi m'observe discrètement. Mais que tirer en conclusion une analyse visuelle d'une étudiante bien en chair au carré bleu, tatouée et percée, toute de noir vêtue, sinon que c'est une délinquante ?  Je n'en suis pas une, au contraire, je suis en fac de droit pour devenir juge ! Est-ce qu'il croit que je vais incendier sa voiture dès qu'il en sortira ? Ou sans attendre qu'il ne soit plus dedans ? Ne jugez pas à l'apparence, s'il vous plaît, ça peut détruire la confiance, les amitiés, les rencontres. 

Mais il ne semble pas me juger. Il boit sa bière en fixant un point derrière moi après m'avoir examinée. Tant mieux. J'y tiens, à ce covoiturage, sans pour autant me faire passer pour quelqu'un que je ne suis pas. 

Au bout de dix minutes, nous payons Dani et sortons. Wow, belle voiture ! Une Volkswagen de 1970, ni plus ni moins !  En me voyant bouche bée, Olivier laisse échapper un sourire flatté. Je le complimente vivement en lui expliquant ma passion pour les vieilles voitures. Il a l'air beaucoup plus détendu. Je dépose mes valises dans son coffre et on s'assoit tous les deux à l'avant, un grand et un petit sourire aux lèvres. Moi, je le sens bien, ce trajet !