« Mon cher Georges, j'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. (...) Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où j'ai été chez vous. »
Alfred de Musset à George Sand. Paris, juillet 1833
Tel l'adret et l'ubac, il y a un versant ensoleillé à cette rupture douloureuse. Du moins, est-ce le cas me concernant. Ce que j'ai pu tirer de bon de notre histoire m'a permis de poursuivre mon cheminement intellectuel qui se trouvait bien plus riche qu'il ne l'était avant notre rencontre. Car la douleur, il a bien fallu que je la transcende. Depuis le décès de mon père, l'exercice m'était familier. J'avais ma méthode. Certes, elle n'avait pas la vertu d'atténuer le chagrin. Seul le temps le permet. En revanche, elle « passait » le temps et commuait les ruminations douloureuses en découvertes intellectuelles. Avec mon père, j'avais exploré les thématiques de la mort et de la finitude. Avec toi, ce fut celle de l'amour et ses tourments. Sand et Musset. Qu'on ne se méprenne pas. Si je connais assez mal l'œuvre de Musset et de Sand en dehors de certains de leurs écrits les plus célèbres, j'ai en revanche lu attentivement et obsessionnellement toute leur correspondance, y compris dans ce qu'elle avait de plus ordinaire et trivial. Le film de Diane Kurys est une version romancée de cette passion, la réalisatrice ayant fait usage de ressort dramatique dont la correspondance des deux amants ne témoigne absolument pas. Mais quand je regarde ce film, je nous retrouve d'une certaine manière. Comment ne pas s'identifier à eux, à la puissance de la passion qui les a réunis ? Quand je lis leur correspondance, je retrouve les stigmates d'une passion que je connais bien. Quand je regarde le film de Kurys (une bonne centaine fois en vingt ans), je revis l'espace de quelques heures les neuf mois passé à tes côtés. Ce que j'y observe, correspond en tous points à ce que nous avons vécu. C'est en quelque sorte une allégorie.
Marie d'Agoult et Franz Liszt aussi. Aurais-je souhaité que notre histoire ressemble à la leur ? Non. Je n'étais pas et ne suis toujours pas disposé à consentir les sacrifices qui furent ceux de Marie. Moralement, ils me répugnent. Affectivement, ils me terrifient. De toute manière, nous étions trop jeunes et notre situation n'était pas la même. Mais surtout, une fois encore, notre passion n'aurait pas pu s'accommoder d'un quotidien. Pour continuer à flamboyer, chaque jour, elle se devait de survivre à une fin que nous savions inéluctable, implacable. Chaque jour, nous savions que nous en avions un peu moins... Et c'est dans cette urgence que nos sentiments s'épanouissaient. Des enfants ? Une vie de famille ? Mon Dieu, non ! Peu de temps avant de te rencontrer, on m'avait d'ailleurs demandé en mariage. J'avais refusé. C'était pourtant un bon parti. Bonne famille, bon boulot. J'aurais même pu troquer mon patronyme plébéien pour quelques particules dans l'esprit " de la Grille Rouillée du Fond du Parc". Il y avait même à la clé une tata diseuse de bonne aventure habituée aux rubriques de dernières pages des journaux TV. Et même un manoir dans les Cévennes ainsi que quelques carats de diamant. Le rêve en somme. Mais pas pour moi... Cependant, si la vie m'avait offert la possibilité de passer davantage de temps à tes côtés, à l'instar de Marie d'Agoult et Franz Liszt, je n'aurais pas boudé mon bonheur... ni mon plaisir. Et puis le mythe du vampirisme. D'une certaine manière, nous l'avions vécu. Le roman gothique aussi. J'ai presque tout lu à ce sujet. Le XIXe, ce siècle romantique dans lequel je me suis si souvent réfugié après notre rupture Si je suis devenu dix-neuviémiste, ce n'est pas tout à fait par hasard...
De toi, je n'ai conservé aucun présent, puisse qu'aucune occasion ne s'est présenté. La Saint-Valentin ? Nous nous sommes offerts corps et âme l'un à l'autre pour la première fois. On pouvait difficilement faire plus romantique. Nos anniversaires ? Nous les avons fêté de la même manière. Au lit. Et puis après ? J'ai souvenir d'un magnifique bouquet de roses rouges. C'est à peu près tout. J'ai toutefois conservé de toi deux livres. Le premier, une plaisanterie littéraire que nous avions lue à haute voix à tour de rôle et qui nous a offert quelques fous rires mémorables. Et puis bien sûr, Ayerdhal. Karel... Il me faut bien l'avouer, je n'ai jamais pu lire ce bouquin... Je n'ai jamais accroché. Finalement, le seul et unique cadeau que tu m'aies fait, c'est toi, complètement, entièrement, sans retenue. Un cadeau merveilleux, inégalé, inégalable. Mais lorsque tu n'as plus été là, j'ai ressenti le besoin de créer un mémento mori amoureux, une trace matérielle et tangible que je pouvais conserver sur moi au quotidien. Un tatouage ? Oui, j'y ai pensé. Je l'ai même dessiné. Mais j'ai une peur panique des aiguilles. Je suis en revanche bijoutier et les bijoux ont à mes yeux une très grande importance. Il ne s'agit pas de vanité, mais de symbolisme, de sentiments. J'étais aussi à l'époque dix-neuviémiste en devenir. Or, le bijou de sentiment est une tendance très prononcée au XIXe siècle, une mode sans cesse renouvelée, à tel point qu'il en est devenu un art de vivre. J'étais ta Lionne. Tu étais mon Ange. J'ai fait graver ton prénom au revers d'une médaille en or représentant l'ange de Raphaël accoudé au balcon du ciel. Pour ne pas oublier ces souvenirs éblouissants, que l'on peut aimer à la folie et être aimé de même. Pour ne pas oublier l'alchimie parfaite des corps, les nuits d'amour où nous ne faisions qu'un, où la puissance des mots atteignait leur paroxysme, ces moments où l'éternité semblait définitivement atteinte. Pour ne pas oublier enfin que l'osmose totale, parfaite, entre deux êtres peut exister et que même éphémère, elle n'a rien d'un mirage. J'ai également fait graver une alliance. - IN ALTA SOLITUDINE - Il s'agit d'une référence à Franz Liszt qui offrit à Marie d'Agoult un anneau gravé de cette locution latine, un hommage à son esprit libre, indépendant, incorruptible. Pour ne oublier ce que tu m'avais écrit au début de notre relation puis à sa toute fin : « Je t'en prie, n'aliène rien pour moi. Change à mon contact comme je change au tien (que serait l'amour sans cela), mais ne renie rien, les cicatrices en sont par trop profondes. » / « Je refuserais toujours de t'appartenir ou que tu m'appartiennes. Je ne parle pas ici de fidélité mais d'esprit. Le tien me plait tant, justement quand il ne s'immole pas au mien. Je ne te crois pas prête à une relation dépourvue de cette dimension sacrificielle. » Cette alliance m'a rappelé chaque jour ma faute et m'a forcé à demeurer dans le droit chemin. J'ai porté ces bijoux pendant dix ans... avant que la vie ne me contraigne à les cacher. Eux aussi, j'ai bien failli les détruire, les faire disparaître au fond d'un creuset.
Il y a tant de choses que j'aurais aimé faire avec toi. Arpenter Paris tout en devisant, le jour, la nuit, ses musées, ses passages, les quais de la Seine. J'aurais voulu te faire découvrir les coulisses de la BnF, le parfum entêtant des livres anciens, les alcôves dissimulées entre les rangées de compactus.... Et puis Florence. Admirer le coucher du soleil sur Santa Maria del Fiore depuis San Miniato al Monte, entreprendre l'ascension du Duomo, visiter Les Offices. Dante et cette Divine Comédie que je n'ai jamais pu lire. J'aurais voulu faire de la route avec toi. J'aime conduire. Écouter de la musique, discuter. Et s'arrêter pour admirer le paysage tout en fumant une clope. Tout cela est tellement dérisoire. Et définitivement impossible.
Il n'y a pas encore si longtemps, assez récemment même, alors que j'évoquais brièvement notre histoire, on m'a suggéré de reprendre contact avec toi. Avec tout le blabla habituel, sentimentalo-romantique ou romantico-sentimental, au choix. Oui. Mais non. Pourquoi ? Parce qu'aujourd'hui, j'ai une vie dans laquelle tu n'as plus ta place, pas plus que je ne pourrai en avoir probablement dans la tienne. Mais surtout parce que l'homme dont je suis encore aujourd'hui accro à toujours et à jamais 17 ans. Celui que tu es aujourd'hui fêtera ses quarante ans le 15 juin et cet homme-là, je ne le connais pas. Ce que nous avons été n'a plus rien de commun avec ce que nous sommes désormais devenus. « Nous » appartenons au passé. D'ailleurs, rien ne prouve que nous tomberions amoureux l'un de l'autre si l'on se rencontrait maintenant... ni même que la passion renaitrait de ses cendres si l'on se revoyait demain. Je ne veux pas prendre le risque d'être déçu ni de te décevoir. Je n'ai jamais eu de réputation, tu le sais mieux que personne, mais ma dignité, c'est une tout autre affaire. J'aimerais encore croire que je pourrais être la bienvenue dans ta vie... Mais certains souvenirs sont fragiles et ne sauraient survivre aux réalités du temps qui passe. Je préfère les sauvegarder précieusement. Jusqu'à mon dernier souffle. Car de nous, Mon Ange, mon Éternel Amour, tu m'as tout fait aimer. Jusqu'à notre rupture, qui m'a arraché le cœur, si atrocement douloureuse, à la hauteur de la passion que nous avions éprouvé l'un pour l'autre, preuve ultime que nous avions été, que nous avions pris feu.
Je t'ai aimé mon Ange, d'un amour si puissant, si absolu que jamais, je n'ai pu t'oublier. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé, encore et encore. Bien sûr, j'ai continué à vivre. J'ai baisé, j'ai fait l'amour, j'ai joui. J'ai même, selon la formule consacrée, « fait ma vie ». Mais jamais plus, je n'ai éprouvé ce sentiment de complétude et d'accomplissement que j'avais connu à tes côtés. Jamais. Pas plus que je n'ai retrouvé une complicité intellectuelle pouvant rivaliser avec celle qui fut la nôtre. Nos conversations prenaient parfois tant d'altitude qu'elles nous faisaient planer, l'âme comblée. Jamais non plus, je n'ai retrouvé cette connexion intime, ce lien inexplicable et puissant, qui dépassait l'entendement et qui, jusqu'au bout nous a poussé l'un vers l'autre, au point que pour y mettre fin, il a fallu nous résoudre à nous faire violence...
Tel l'ange de Raphaël en la chapelle Sixtine, tu resteras à jamais accoudé au balcon de mon âme, la tête penché, l'air rêveur. Et c'est à toi, Mon Ange, que je laisse les mots de la fin : « Il n'y a et n'y auras jamais qu'une seule Lionne tapie au fond de mon âme. »
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L'Ange et la Lionne
Romance[Réécrit, corrigé et augmenté - 29 mars 2023] Tu avais 17 ans. J'en avais 22. Dire que notre histoire a fait jaser quand elle s'est su est un euphémisme. Jusqu'à la fin de l'année scolaire, notre relation entretint les conversations : chuchotements...