Les abysses du temps qui passe

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Mon père avait disparu un jour. C'est tout ce que je savais de lui. Ma mère n'en parlait pour ainsi dire jamais. Il avait sombré. J'ignorais comment et où. Ma mère était une femme taciturne dont les lèvres s'étaient déformées en un éternel rictus désapprobateur. C'est la raison pour laquelle elle ne me soutint pas, ce jour là, lorsque je choisis de la quitter pour partir en guerre. Partir en guerre, c'était une de ses expressions favorites pour qualifier ma naissance. Une bataille de vingts longues heures dans une salle d'accouchement froide. Je supposais que mon père décédé lui avait tenu la main. Mais de cela aussi je n'étais pas sûre. Et à présent, c'était à mon tour de partir en guerre, et contrairement au jour où elle m'avait mise au monde, cette fois ci elle ne me soutenait pas. Elle se contenta de me voir sortir de notre maison par la porte de la cuisine à demi brisée. La maison ne se réparait pas. Elle tombait en ruine. Elle manquait d'un temps révolu où cette petite famille dont je n'avais rien vu était complète. J'avais toujours supposé que mon père la maintenait sur pied. Je me plaisais même à croire qu'il avait un jour pu la faire voler. Mais aujourd'hui il n'était plus. Et aujourd'hui était le jour où ma vie commençait. Je prenais un engagement envers quelqu'un d'autre que moi même. Et bien loin du soutien de ma présence maternelle. Elle se contentait de regarder le mur jaune poussin de la cuisine. Elle ne m'adressa pas le moindre mot, et je lui rendis la politesse. L'avais-je seulement un jour aimée ? Ma guerre consistait à le croire.

Je partais les mains presque vides. Je n'avais pas plus de deux pantalons, un petit sac vieux et déchiré. Je savais qu'ils me donneraient des vêtements et de l'argent. Pourtant, ce n'était pas par envie de moyens que je partais aujourd'hui. Ma quête était simplement l'oublie de ma vie et ma résurrection. Je souhaitais plus que tout découvrir ce qu'il y avait de l'autre côté, comme tant de gens avant moi. Mais ces gens avaient quant à eux un jour aimé leur mère. Ils n'avaient pas été seuls dans leur choix, et n'abandonnaient pas toute raison de vivre outre que celle de se jeter dans la gueule béante de l'inconnu. L'inconnu commençait ici, à l'arrêt de bus où je choisis de m'installer. L'inconnu était le bus en lui même. Tout commençait par lui. Quel aventurier prenait le bus, désormais ? Je ne voyais que moi. C'était une époque révolue, mais bien la seule pour m'arracher à ma vie pathétique. Aussi je le pris lorsque les portes s'ouvrirent à ma hauteur, et le voyage fut bref. Je passais son intégralité le visage collé à la fenêtre, à me demander ce que les gens pensaient de moi en voyant mon visage écrasé contre une vitre sale. Ils devaient voir l'horreur, car je n'étais pas belle. Il me manquait la jeunesse sur mon visage triste et fatigué, malgré mon âge peu enflé. Je n'étais ni fraîche ni jolie. J'avais été depuis ma naissance fatigante ballottée par la laideur sinistre des sombres jours de ma génitrice. Et j'en étais arrivée là. Cet instant précis où je descendis du bus pour marcher vers la caserne, choisissant de démarrer une nouvelle existence plus glorieuse que celle actuelle. Mais je n'allais sans aucun doute pas en ressortir. Comme toutes les âmes s'aventurant ici, j'allais mourir dans les fonds marins inconnus de cette mer abyssale.

Je n'avais aucune connaissance de ce milieu. Je ne savais même pas nager. J'allais probablement me noyer, malgré le scaphandrier qu'ils allaient me mettre sur le corps. Je ne connaissais rien de la pression d'une mer tumultueuse. Je ne connaissais que celle d'une mère tumultueuse. Qu'en était-il réellement ? L'écrasement ne m'effrayait même pas. Ce qui me faisait peur, finalement, c'était la simple idée de revenir à ma vie maussade. Honteusement, je priais pour ma mort.

- Votre nom.

Je relevai mes vieux yeux délavés vers l'homme qui me faisait face, vissé sur sa chaise de bureau et solidement encré dans son costume militaire.

- Saly, répondis-je. Saly Ivan. J'ai passé le recrutement il y a un mois.

- Bienvenue dans la marine, section profondeur.

Les abysses du temps qui passeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant