Il s'éveilla dans un sursaut, sans le moindre souvenir de s'être couché de bonne heure. Comme à chaque fois qu'il lui arrivait de sombrer ainsi, un nuage de fumée avait à présent envahi la chambre, au point qu'il n'y voyait plus grand-chose malgré les efforts démesurés de la chandelle presque consumée, mais luttant toujours sur son bougeoir tel un soldat seul aux avant-postes.
À dire vrai, il n'avait pas besoin d'y voir tant il connaissait intimement chaque centimètre carré de la pièce, le moindre détail des meubles, des murs, du plafond, des coins comme des recoins, les titres des livres lus ou simplement entamés puis délaissés, ouverts, parfois marqués d'un pli, à la page où il en avait abandonné l'exploration, temporairement ou définitivement, ces derniers, qu'il ne prendrait plus en main, demeurant là ainsi que ces paquets d'algues que les marées venaient à oublier souvent sur le sable des grandes plages s'alignant au pied des hôtels où il aimait à marcher quand le soir venait, s'arrêtant parfois pour en suivre les méandres végétaux du bout de sa canne dans l'espoir fou toujours, sans doute vain, d'y lire quelque histoire compréhensible de lui seul.
Encore plongé dans une torpeur au sein de laquelle il se débattait vaguement, le tirant vers un sommeil dont il voulait à présent sortir bien que la grosse joue de l'oreiller fasse tout pour qu'il y reste puis se perde à nouveau dans les songes, il ne tâtonna pas une seconde avant de trouver le cordon de la sonnette qu'il tira d'une main alanguie. Quelque part dans le ventre de la bâtisse, à l'issue du mystérieux cheminement dudit cordon, de celui du mouvement qu'il venait d'initier, que Marcel s'imaginait traversant les parois ainsi que les plafonds aussi facilement que s'il s'était agi pour le vent de courir sur les trottoirs de la ville qu'on sentait parfois marmonner de l'autre côté des murs dans cette agitation permanente signant une grande capitale où des centaines de milliers de destins s'entrecroisaient, de courir et de bousculer quelque passant emmitouflé dans une pèlerine rentrant chez lui épuisé par une nuit dont rien ne resterait que de vagues impressions, quelque part, Céleste allait entendre qu'il avait besoin de ses services, viendrait bientôt à lui, le sauverait, et cette certitude inamovible de la présence permanente de Céleste rassurait Marcel plus qu'il ne voulait se l'avouer, participant de l'une des rares sérénités qu'il se connaissait.
Quelques minutes s'écoulèrent encore molles, quasiment infinies dans leurs déplis sans que Marcel s'en rende compte puisqu'il flottait à présent ainsi qu'il en avait l'habitude dans une étrange torpeur au cœur de laquelle la réalité l'entourant lui semblait se restreindre à la portion congrue tout en se déployant, dans son esprit, en des moirures fantastiques. Du bout des doigts, il attrapa un des nombreux feuillets éparpillés autour de lui, certains froissés par le poids de son corps qui s'était sur eux acharné tout au long du sommeil qu'il venait de prendre.
Sur le papier, son écriture pressée courait dans une folie qu'il voulait toutefois parfaitement contrôlée. Marcel se lut, relut, poursuivant sans que rien ne l'indiquât, dans le secret silence de son esprit, la phrase que ses yeux parcouraient, et ce non pas vers sa suite mais bien vers son intérieur, en dépliant les possibles extensions internes dans un mouvement qui lui faisait toujours penser, lorsqu'il en étudiait tranquillement la manière, à des draps qu'on dépliait encore et encore jusqu'à ce que, partis de peu, d'une aire finalement très limitée, ils finissent par tenir le double ou le triple de leur surface d'origine avant que de venir recouvrir le matelas les attendant tout l'enchâssant dans leur souple douceur.
Un détail le dérangeait malgré tout dans ce paragraphe dont il ne voyait pas venir la fin. Marcel se muni d'une plume, glissa ses ajouts et corrections dans les interstices, déborda partout où il en trouvait l'espace, assistant à la lutte qui se tenait à présent entre ce qu'il voulait dire, tentait de faire advenir, et la finitude indiscutable de la feuille peu à peu comme scarifiée par les entrelacs qui s'y développaient, dont la pousse n'était pas sans rappeler ces chèvrefeuilles cherchant à tâtons, obstinés, de quoi fixer leurs vrilles auxquels ils s'accrocheraient pour se tirer eux-mêmes vers la lumière, le ciel, l'immensité leur restant à conquérir dans cette foi qu'ils avaient de leurs propres forces.
Dans la chambre, on n'entendait plus maintenant que le bruit que faisait l'acier gorgé d'encre accrochant les irrégularités du papier, s'y prenant presque les pieds, éraflant ces dunes et ces creux tentant de ralentir l'avancée de l'écriture dans une lutte microscopique dont on ne percevait que le bruissement studieux auquel se superposait par moments un souffle toujours empêché, quelques inspirations plus fortes pendant lesquelles les poumons de Marcel allaient chercher où qu'il se trouve un air leur manquant.Perdu dans sa tâche, dans laquelle il pouvait parfois s'engloutir entièrement des heures durant, s'y promenant à l'instar de ces explorateurs qui, là-bas, jadis, peut-être encore, étaient entrés dans des forêts leur tendant tous les pièges possibles, les tuant, les rendant fous, les retenant à jamais dans leurs rets d'un vert multicolore, Marcel finit tout de même par revenir à lui, émergeant d'il ne savait où, s'étonnant de voir que Céleste, inhabituellement disparue, ne répondait toujours pas à son appel. Il tira à nouveau le cordon, luttant quelques secondes contre un sentiment fugace d'abandon dont il se dit qu'il lui faudrait y repenser à l'occasion pour tenter d'en trouver les racines, dont il pressentait déjà qu'elles étaient liées à la certitude qu'il pouvait avoir construit au fil des mois que Céleste serait présente à ses côtés en permanence, ombre attentive et aussi fiable qu'on pouvait l'être, le temps qu'il respirerait. Partant, ne pas la voir apparaître immédiatement et presque par magie lorsqu'il tirait simplement sur un fil de coton tressé le surprenait, à moins qu'elle ne soit encore, ainsi qu'il lui arrivait parfois, en pleine conversation avec les autres domestiques de l'immeuble, cancanant sur les habitudes de leurs maîtres, Marcel sachant bien qu'il n'était sans doute pas le pire, aussi étranges que puissent paraître ses petites manies dont il avait pleine conscience, ce qui ne l'empêchait nullement d'y succomber, en rester prisonnier.
Éveillé totalement maintenant, impatient, il se leva enfin de son lit, repoussant la pelisse sous laquelle il s'était abrité, rassemblant autour de lui les plis de sa robe de chambre chamarrée, puis s'approcha de la fenêtre cachée derrière les épais rideaux si bien ajustés qu'il était littéralement impossible à la moindre lumière venue de l'extérieur de les traverser, qu'il s'agisse de celle du jour, des lueurs de la lune ou bien de celles des lampadaires dont les yeux gris s'alignaient certains soirs dans le brouillard. Marcel n'avait pas la moindre idée de l'heure, du moment de la journée où l'on était rendu, de ce qu'il allait trouver en écartant le tissu lourd qu'il tenait à présent dans ses mains, faisant durer encore par jeu le suspense tout en cherchant, par la seule force de son ouïe, à s'ancrer sur le déroulé des horloges. Bien que les indices ainsi disponibles soient rares, il lui semblait que le silence l'entourant d'une confortable ouate témoignait d'un moment du jour où la ville dormait, ou s'apprêtait à sombrer dans la nuit, ou en sortait doucement, dans ce mouvement prudent qui est celui de l'homme ne sachant de quoi vont être les heures qui l'attendent.
Il suffisait. Marcel écarta les deux pans, plissant par avance les yeux pour le cas où un grand soleil l'aurait attendu de l'autre côté du rempart des rideaux et serait venu à lui en courant, trébuchant un peu ainsi que le fait un enfant encore mal assuré sur ses jambes lorsqu'il se hâte dans un chemin creux quelque part dans la campagne. Las. En face de lui, aucun soleil flamboyant, mais plutôt la nuit en train de disparaître seulement devant l'avant-garde d'un jour se levant et qui en viendrait à envahir tout, la nuit s'étalant encore de l'autre côté des vitres dans une noirceur encore suffisamment dense pour constituer un arrière-plan sur lequel la pâle lumière de la bougie toujours vaillante projetait assez d'énergie pour que Marcel puisse voir son propre reflet l'examinant attentivement.
Marcel se sourit. Malgré le somme dont il sortait à peine, et bien que certains de ses rêves le laissaient de temps à autre défait, cette fois, ses cheveux étaient restés parfaitement coiffés de part et d'autre de sa raie presque centrale, sa moustache impeccable soulignant par ailleurs d'un trait suffisamment viril des traits fins et précis que venait souligner la cravate en soie rouge négligemment nouée autour de son cou.
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Le voyage de Marcel Proust
General FictionMarcel Proust, quelques années avant sa mort, découvre par hasard une porte temporelle lui permettant d'explorer 2022, sa célébrité à venir, et la Recherche achevée.