Le début du trajet

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Après un gros quart d'heure de route, un blanc finit par s'installer. Après avoir discuté des sujets de base, pour plus ou moins apprendre à se connaître, Olivier ne trouve plus rien à dire. Je sais qu'il est chef pâtissier dans un assez grand restaurant en banlieue, et qu'il doit aller à la capitale anglaise pour une grosse formation sur la cuisine traditionnelle britannique, mais il s'est surtout dévoué pour le tourisme. Son chef voulait faire venir les intervenants en France, mais mon covoitureur a insisté pour y aller de son propre chef. Il vit seul et se consacre entièrement à son boulot. Et à l'inverse, je lui explique ce qui m'amène à Cardiff. Ne voulant pas m'immiscer dans sa vie privée, je me replie dans mon bouquin, parce qu'en 11 heures de route, je peux au moins bosser un minimum avant la reprise. Je sens le regard d'ambre passer de temps en temps furtivement sur la couverture verte de mon livre, puis s'en retourner tout de suite à la route. 

_ Tu... Je peux te tutoyer ? 

_ Bien sûr ! 

_ Ok... Ça a l'air vachement sérieux, ta lecture... Qu'est-ce que tu lis ? 

Je lis le titre : 

_ Contexte familial et circonstances atténuantes des procès pour mineurs : volume 1, des cas les plus courants aux plus particuliers. C'est pour mes études, je veux devenir un juge pour enfants. 

_ Ah oui, et bien bon courage ! Je trouve le droit très intéressant, sans pour autant en comprendre un traître mot... tu as une raison particulière de vouloir exercer ce métier ? 

_ Je vais peut-être passer pour une justicière, je m'amuse. Mais je souhaite un monde meilleur et pour ça, on a besoin de corriger les gens pour les remettre droits. Et mieux vaut couper l'arbre au niveau des racines, donc le plus tôt est le mieux pour juger une personne. Un enfant puni de plus est un adulte dangereux en moins. Dans la plupart des cas.  

Olivier fixe la route, l'air de méditer sur mes paroles. Depuis toute petite, je lis pleins de livres compliqués, alors j'ai appris à maîtriser la langue de Molière et me perdre dans la philosophie très jeune. Il est assez fréquent d'impressionner mon entourage avec mes belles paroles. C'est une qualité dont je suis très fière. Et ce talent d'oratrice me sera très utile en tribunal. 

Je ferme mon volume. Nous arrivons dans les petites routes à travers les vignes que j'aime tant. Je laisse mes yeux et mon esprit vagabonder dans le paysage viticole. Sous le physique punk et l'intellect de futur magistrate se cache une petite fille. Une petite fille qui aime le raisin, elle ne sait plus pourquoi, parce qu'elle a très peu de souvenirs de ses dix premières années. 

_ Tu aimes le vin ? 

Je sursaute légèrement, tirée de ma rêverie. 

_ Euh... Non, je ne bois pas d'alcool. Mais j'aime beaucoup Bordeaux, pour les vignes à perte de vue. Je suis arrivée avec ma mère ici quand j'avais 11 ans et j'ai eu le coup de foudre. C'est super sympa, ici. 

_ Content que ça te plaise. Nous, les vieux, sommes fiers de nos terres de naissance, commente-il avec un petit sourire malice. 

Je souris à mon tour.

_ Je suis sûre que tu n'es pas si vieux que ça. Je parie que tu as moins que ma mère ! Elle a 45 ans, au fait. 

_ Haha, tu me flattes, mais oui, effectivement, je suis plus jeune. J'en ai 41.

_ Tu n'as que 22 ans de plus que moi. C'est pas tant que ça ! 

Il ne dit plus rien tout d'un coup. Étonnée, je le regarde: ses yeux sont retournés sur la route, et ses lèvres forment un mot silencieux : dix-neuf. Curieux. Ok, je suis jeune, mais je ne vois pas en quoi mon âge peut le troubler autant. 

Le silence pèse de plus en plus lourd. Devenue embarrassée (et il ne faut pas y aller de main morte pour me gêner !), je rouvre mon livre et me replonge dans ma lecture. Bah, dans une demi-heure, ce sera oublié ! j'espère... De toute façon, il en faut plus pour me clouer le bec, foi de coco  ! 

L'atmosphère vintage de la voiture se détend petit à petit, à mon grand soulagement. Olivier augmente le son de la radio, ça ne me dérange pas. Arrivés sur l'autoroute, je sens la fatigue étudiante venir à bras ouverts. Je m'y love volontiers et je m'assoupis. Je m'excuse d'avance, cher covoitureur : je ronfle très fort. 

Ne regarde pas la routeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant