Chapitre 5

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« Aut viam inventam aut faciam »

- i will either find a way, or I will make one

    Je me trainais depuis ce matin à cause des courbatures qui endolorissaient mes cuisses et mes flans à force d'avoir pratiqué des arabesques toute la soirée. Notre cours de contemporain promettait seulement d'accentuer la douleur. J'y allai un peu à reculons, à vrai dire j'avais presque fait une insomnie à cause de la répétition d'hier. Savoir qu'Arsène et moi devions trouver un terrain d'entente pour s'accorder parfaitement sur scène me stressait. Je n'avais pas envie d'être le poids qu'on traine parce que je ne parvenais pas à faire un portée avec lui. Et j'étais préoccupée par sa remarquable indifférence envers moi. Et le fait que cela m'importait était encore une preuve indéniable des sentiments que je nourrissais pour lui et que je parvenais pas à réprimer.

- Alors, cet entrainement ? S'enquit Opaline en s'adossant légèrement à barre.

    Je le savais sincère mais une petite voix dans ma tête ne pouvait s'empêcher de se méfier de ses motivations.

- Bien, dis-je simplement, jaugeant ses yeux chocolat. Ça aurait pu être pire.

    Et c'était vrai, j'aurais pu me disputer avec Arsène ou me mettre madame Ivanovich à dos, ou leur prouver à tous les deux que j'étais pas digne d'un tel rôle.

- J'ai pourtant entendu dire que tu étais incapable de faire des portées, intervint Juliette en s'approchant assez de nous pour que j'ai une vue dégagée sur son visage ivoire.

    Arsène. Mon regard parcourut la salle pour le retrouver, il s'étirait tranquillement en discutant avec Noah. Il releva la tête au moment même, comme s'il m'avait entendu hurler son nom dans ma tête. J'aurais rêvé de pouvoir l'assassiner sur place, et il dut s'en apercevoir. Je distinguai mal l'expression de son visage mais au bout d'une demi-seconde il détourna le regard et je ne pus que m'en prendre à Juliette.

- Et alors ? Rétorquai-je tandis qu'elle conservait sa mine satisfaite. Je ne connais pas encore assez mon partenaire, il faut un temps d'adaptation. Tu l'as vécu, toi aussi.

    J'aurais dû me douter qu'Arsène le lui dirait. Bien sûr qu'il lui en a parlé, ils sont amis ! Ça ne fit qu'accentuer mon amertume.

- Ne t'adapte pas trop vite, tu pourrais facilement perdre ta place.

- Selon quoi exactement, ton bon vouloir ? Demandai-je en arquant un sourcil, les lèvres pincées d'agacement. Merci bien, mais je pense que je vais simplement continuer de m'entrainer avec Arsène, on finira bien par trouver un terrain d'entente.

    À ces derniers mots, sa bouche tressaillit et une émotion que je n'interprétai pas immédiatement traversa ses yeux, d'un marron tirant vers le cacao, une demi-seconde.

- Espère toujours, se moqua-t-elle en roulant des yeux.

    Elle n'y mit pas la même ardeur que d'habitude, le doute voilait ses traits. En réalité, elle ne supportait pas que je puisse réellement trouver un terrain d'entente avec Arsène, et pas simplement du point de vue artistique.

- Si tu es jalouse, c'est ton problème Juliette. Vois ça avec Arsène, soufflai-je, exaspérée.

    Ses joues prirent trois teintes supplémentaires, un contraste saisissant avec la blancheur naturelle de sa peau. J'avais visé juste, j'étais prête à parier qu'elle avait toujours des sentiments pour lui alors que cela faisait au moins un an qu'ils avaient rompu pour de bon et avaient redéfini leur relation comme étant purement amicale.

- Ne fais pas d'hypothèse sur moi, tu ne sais rien, gronda-t-elle brutalement, la mine hargneuse.

    Les éclairs que je perçus dans son regard allaient de paire avec l'attitude défensive que je lui trouvais. Elle me tourna le dos et rejoignit Rose et Roxanne d'un pas rendu lourd par l'émotion, admettant involontairement la vérité que contenait mes propos.

- Tu ne parviens pas à faire les portées à cause de lui, ou ça vient de toi ? Me demanda Opaline, ignorant délibérément le fait que Juliette venait tout juste de causer une scène de jalousie.

    Sa question me troubla, je ne parlais que rarement des difficultés que je pouvais rencontrer à l'école et encore moins à mes camarades. Depuis cette histoire avec Juliette en sixième division, qui m'avait coûté mon premier rôle, j'étais méfiante avec tout le monde.

- C'est moi, admis-je tout de même en étirant ma jambe sur la barre. Je ne lui fais pas confiance, et j'ai peur de tomber.

- Oh.

    C'était plus profond, bien plus complexe en réalité. Perdre le contrôle sur ce que je faisais me terrifiait, je ne parvenais pas à placer une confiance aveugle en mon partenaire et à réfréner mes instincts naturels qui me hurlaient de ne pas lâcher prise. À l'école, les professeurs nous entrainaient aux portées dans toutes les disciplines, et pour certaines filles, c'était un achèvement. D'une certaine façon, je pouvais comprendre leur frénésie parce que danser ainsi avec un partenaire en symbiose parfaite démontrait un talent exceptionnel et il n'y avait rien de plus spectaculaire sur scène.

- Les jeunes, regroupez-vous au centre de la pièce s'il vous plait !

    Laure, professeure de danse contemporaine, une bonne trentaine et toujours énergétique. Je supposais que, comme les professeurs de danse classique apparaissaient souvent austères et stricts, les professeurs de contemporain renvoyaient une image plutôt flâneuse et optimiste.

- Vous connaissez le rituel, je veux vous voir improviser pendant cinq bonnes minutes. Au boulot !

    Une fois le fond musical lancé, mes camarades se mirent en mouvement. Chacun possédait ses préférences, sa zone de confort, et Laure cherchait par tous les moyens à nous pousser dans nos retranchements et à nous faire découvrir de nouveaux mouvements. D'après elle, les exercices d'improvisation favorisaient le développement de notre créativité et notre capacité à réagir vite sur scène en cas de faux pas. Je ne lui donnai pas tort, ce genre d'entrainement me plaisait d'autant plus parce que l'improvisation ne m'effrayait pas comme elle effrayait d'autres.

    Raphaël m'avait un jour avoué que ces exercices le mettaient mal à l'aise parce qu'il se sentait jugé et que suivre les lignes directrices de son propre corps le déstabilisait. Répéter une chorégraphie dont il n'était pas l'auteur le rassurait. Et cela faisait sens puisque l'improvisation tendait à montrer aux autres les parties les plus intimes de notre être. L'improvisation exposait le nous intérieur à la vue du monde.

- Noah et Roxanne, je ne crois pas avoir mentionné que nous étions au salon de thé.

- Je m'excuse, c'est de ma faute, lança directement Noah en esquissant un large sourire.

    Un charme à tomber à la renverse. Il savait si bien se servir de la délicatesse de son visage pour se sortir de toutes les situations. Je l'avais vu faire plus d'une fois. Noah était ce genre de garçon mi-sérieux mi-badin qui plaisait à tout le monde tant il savait mettre à l'aise ses interlocuteurs. À côté de lui, Arsène pouvait presque passer pour quelqu'un de timide et introverti. Je le trouvais plutôt renfermé vis à vis des autres, et secret, mais pas timide.

- Continuez ! Nils, tu as l'air d'être coincé, détends-toi et bouge !

    Un murmure de rire et de sourires secoua l'assemblée. J'eus moi-même du mal à rester stoïque, tant Laure ne disait que la vérité. Raphaël penchait sur une voie similaire à celle de Nils, le malaise se palpait du bout des doigts chez lui.

- Opaline, reste concentrée !

    J'évitais de regarder qui que ce soit par peur de rire à gorge déployée, me laissant porter par les notes de la mélodie. Je me savais douée pour évoluer au fil du rythme. Laure disait que j'avais l'oreille du musicien, le rythme inscrit dans le sang. Je jouais du violoncelle depuis mes huit ans, mais bien sûr personne ne le savait.

- Excellent, Rubis. Tu as fait de gros progrès depuis l'année dernière.

    Plus d'une quinzaine de regards se braquèrent sur moi. La jalousie et l'envie étreignirent fermement l'air de la pièce, je pouvais goûter la tension des autres sur le bout de ma langue. Cette rivalité me grisait, toute cette attention aussi.

    Je les surpasserai tous, quel qu'en soit le prix.

l'Opéra : le lac des cygnes (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant