19 Août.Lyon

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Le Rhône était une rivière puissante et qui, malgré les nombreux ouvrages réalisés par les hommes, demeurait encore sauvage. Le fleuve sortait fréquemment de son lit, et charriait de gigantesques troncs d'arbres, comme s'il s'agissait de simples fétus de paille. Au niveau de Lyon, le Rhône se mariait avec la Saône, un autre fleuve majestueux. Les deux fleuves mélangeaient alors leurs eaux aux nuances de vert et brun, au bout d'une presqu'île que les Lyonnais appelaient "La Confluence".

Cette presqu'île était dominée par la Colline de la Croix Rousse, aux flancs recouverts de cyprès et d'arbustes qui lui donnaient l'apparence d'un écrin de verdure au milieu d'un océan urbain.

Au sommet du flanc Est de cette colline, un groupe de maisons aux façades blanches et ocres émergeait de la végétation dominaient la ville en reflétant les rayons du soleil. Elles offraient à leurs habitants une vue plongeante sur le Rhône qui serpentait en contrebas.

Accoudée à la fenêtre de son appartement une jeune femme brune et élancée, vêtue d'une jupe noire et d'un chemisier léger, contemplait le Rhône qui s'écoulait lentement en contrebas de la colline. Elle se fit la réflexion que le fleuve, écrasé par la chaleur estivale, semblait lui aussi économiser son énergie et s'écouler bien moins vite qu'avant son départ en congés.

"Ce dernier week-end n'aura été qu'une longue fournaise peu reposante", songea-t-elle en pensant avec regrets aux plages paradisiaques d'Indonésie qu'elle avait abandonnées quelques jours plus tôt. Ses congés s'achevaient par cette chaude soirée et une nouvelle année de travail acharné allait commencer. La jeune femme se résignait à reprendre son rythme effréné quotidien, tout en espérant au fond d'elle que cette nouvelle année elle attendrait son objectif : devenir Conservateur au Musée du Louvre. Elle s'était fixé cet objectif à 12 ans, et l'avait fièrement annoncé à son père pendant une promenade au Parc Valebon et, depuis, elle n'avait jamais dévié.


À 29 ans, Émilie Adamski était déjà une historienne influente et reconnue par ses pairs. Sa thèse sur l'Art Médiéval en Asie du Sud Est avait été remarquée par ses confrères historiens, et son travail au musée d'art de Lyon, lui avait permis d'être nommé Citoyenne d'Honneur de la ville de Lyon. Pourtant son jeune âge était un handicap pour accéder aux postes à responsabilité. Elle rongeait son frein et attendait avec impatience une nomination à un poste de Conservateur, ce qui était bien le moins qu'elle puisse espérer. Sa récente nomination avait attiré les journalistes, mais depuis quelques mois la Presse avait cessé de s'intéresser à elle. Elle avait commencé une collection de coupures de presse qui parlaient d'elle, mais depuis huit semaines plus aucun article ne la mentionnait. Pour être nommée Conservateur, elle devait à tout prix intéresser à nouveau les médias. Elle devait se rendre incontournable. Les huiles du Ministère seraient bien alors obligées de la nommer Conservateur. Elle avait retourné le problème maintes fois dans sa tête.


Faire parler d'elle était le seul moyen de faire progresser sa carrière. Elle réfléchissait depuis des semaines à un sujet susceptible d'intéresser la presse. Elle devait trouver vite avant qu'un autre "jeune prodige" ne lui vole la vedette et que son poste de Conservateur lui passe sous le nez, d'autant plus qu'elle savait de source sûre qu'un poste se libérerait dans les prochaines semaines. Alors qu'elle était perdue dans ses pensées, elle entendit les lames de parquet crisser derrière elle et le bruit d'un aspirateur lui fit tourner la tête.


Sa mère, Anna, venait d'entrer dans le salon et s'attaquait aux tâches ménagères quotidiennes. Elle était vêtue d'une robe d'un bleu uni, sur laquelle elle avait passé son éternel tablier de ménage. Émilie réalisa avec désespoir qu'elle passait l'aspirateur dans le salon pour la deuxième fois de la journée. Elle avait toujours connu sa mère comme une ménagère consciencieuse, et la mort de son mari ne l'avait pas détourné de ses devoirs de maîtresse maison. Elle passait ainsi ses journées à astiquer les sols, les meubles ou faire du repassage. Le ménage et la propreté étaient son obsession quotidienne. Cette attitude de femme soumise et traditionnelle exaspérait Émilie au plus haut point.


- Maman, arrête l'aspirateur ! C'est déjà propre ! cria Émilie pour couvrir le bruit de l'appareil.


Sa mère ne prit pas la peine de lever la tête pour lui répondre.

- Oh, mais t'vas pas m'lâcher, un peu oui ! répliqua-t-elle avec son accent polonais dont elle n'était jamais arrivée à se séparer. Vivm'ent que tu reprennes l'travail. T'es insupportable !


Sachant qu'elle ne pourrait pas convaincre sa mère, Émilie n'insista pas. Elle passa devant sa mère et traversa le salon pour s'éloigner du bruit de l'aspirateur. Le salon avait un plafond élevé, typique des appartements des Canuts : les anciens ouvriers de la Soie à Lyon qui installaient leurs imposants métiers à tisser dans leurs logements. Les poutres massives du plafond, et les pierres apparentes des murs donnaient à la pièce un charme ancien. C'est ce salon qui avait séduit Émilie lors de sa première visite de l'appartement, trois ans auparavant.


Depuis son emménagement Émilie avait meublé la pièce à son image, en mélangeant un style asiatique avec des objets modernes et contemporains. Au milieu du salon, l'ancien fauteuil élimé de son père contrastait avec le reste du mobilier. Sa mère avait toujours refusé de le jeter, ou même de le remiser dans un coin. Anna coupait court à la conversation en répétant son père n'aurait jamais accepté de jeter son meuble favori. Sa mère avait également entouré le fauteuil de photos de famille qu'elle époussetait tous les jours, et qu'elle interdisait formellement de toucher sous peine de subir une malédiction paternelle.


Derrière le fauteuil, à proximité d'une grande fenêtre, se trouvait le bureau en verre d'Émilie. Il était recouvert de papiers accumulés et de souvenirs de vacances qu'elle n'avait pas encore eu le courage de trier. Son regard se posa sur la statuette en or qu'elle avait ramenée de Java et un sourire apparut sur ses lèvres. Elle s'approcha de la statue et la saisit pour la contempler. Il s'agissait d'une statue Kevinian, la religion traditionnelle indonésienne. Elle représentait un lion à la crinière flamboyante, délicatement posé sur une sphère qui ressemblait à une carte de l'Asie du Sud-Est. Le réalisme de la crinière était poussé à l'extrême et démontrait la maîtrise avancée du sculpteur. Lorsqu'elle avait vu la statue pour la première fois l'instinct d'historienne d'Émilie l'avait alerté, cet objet était certainement d'une grande valeur. Émilie posa sa main sur la statue et ses souvenirs de voyage resurgirent.

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⏰ Dernière mise à jour : May 29, 2015 ⏰

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