Le vent est frais ce matin à Portsall à la maison de retraite des cerisiers. Madeleine se sent chez elle, à la maison. La revoilà enfin au point de départ. Là où il y a soixante ans, tout a commencé. Ce matin, elle a quitté sa Savoie natale, comme elle le faisait en sens inverse il y a cinquante ans jour pour jour, pour faire la grande aventure de sa vie et finir ses derniers jours sous les embruns bretons. Madeleine ne laisse jamais rien au hasard, de ses chaussures en cuir que lui a offert son mari avant sa mort, à son rouge à lèvres rouge hermine, chaque détail est pensé. Sa robe orange n'attendait que ce jour pour ressortir, revenir là où tout a commencé.
Depuis la mort de son mari, chaque jour Madeleine pense à ce jour et à cette maison de retraite dont elle a préparé minutieusement chaque détail. Tout a été pensé jusqu'au prénom de l'infirmière qui l'accueille actuellement devant les grandes portes du hall qui donne accès à une magnifique vue sur les dunes. En se rendant sur la terrasse, l'infirmière explique à Madeleine, qu'elle pourra voir la mer et se faire un grand bol d'air marin tous les matins avant le service du petit-déjeuner. Mais ce que préfère Madeleine, c'est le soir, au crépuscule, quand le soleil embrase le ciel et qu'il se pare d'une robe flamboyante comme celle que porte Madeleine. C'était son moment préféré. Deux mois, deux mois pour tomber amoureuse et n'avoir son cœur qui ne bat que pour un seul homme, Marcel.-Qu'est-ce qu'on n'est pas sérieux quand on a vingt ans, se dit Madeleine en pensant à son poème préféré d'Arthur Rimbaud.
Elle poursuit sa visite par la grande salle à manger où seront distribués matins, midis et soirs, les repas. Pour ce qui est de l'heure du thé, cela se passe dans le grand séjour où trône un piano flambant neuf, dont s'échappent quelques notes de L'Été des Quatre saisons de Vivaldi. Son cœur bat la chamade, comme il ne l'avait plus fait depuis soixante ans. Madeleine le sait, elle sait tout des membres de cette maison de retraite et en particulier du musicien. Cet homme au sourire malicieux, joue comme si sa vie en dépendait. Madeleine reconnaît cet air enfantin, dont il ne s'est jamais dévêtu en soixante ans.
Sacha, l'infirmière, lui explique que monsieur Marcel souffre d'Alzheimer et qu'il ne sait plus jouer que cela. Madeleine comprend, il paraît que les vieux souvenirs sont ceux qui viennent danser avant le dernier souffle. Il doit s'accrocher à ce souvenir comme à une bouée de sauvetage.
Elles finissent par aller dans les cuisines après un dernier coup d'œil à ce bon vieux Marcel qui reprend là où il s'était arrêté. Dans la cuisine solidaire, le club des mamies prépare le déjeuner avec au menu le plat préféré de Madeleine ; un bœuf bourguignon. Soixante années séparent son dernier bœuf bourguignon et celui-ci. La dernière fois qu'elle en a mangé un, c'était un essai culinaire de son premier amour pour leur premier rendez-vous amoureux. Cela a été à la fois le pire et le meilleur bœuf bourguignon de sa vie. Il était infâme et n'avait absolument pas le goût d'un bœuf bourguignon, mais pour rien au monde elle y changerait quelque chose, car c'est ce soir-là, que pour la première fois, son cœur a raté un battement, lorsqu'il l'a embrassé de la plus douce des manières.
Sacha prend enfin la décision de montrer ses appartements à l'octogénaire qui la suit de près. Madeleine est claire, elle ne passera que huit heures sur les vingt-quatre heures quotidiennes dans cet appartement, elle ne veut pas finir ses vieux jours entre quatre murs. Madeleine, enfin libre, visite les lieux. Elle découvre toute une petite fourmilière qui réside entre ces bâtiments. L'été résonne encore, comme un doux souvenir, elle finit par passer sa matinée à regarder le virtuose jouer d'une main de maître. Il bouge toujours avec cette grâce et cette finesse sur le damier blanc qui semble ne plus avoir aucun secret pour lui. Son visage est lumineux quand il joue, lorsqu'il est temps d'aller manger et donc de se rendre dans la salle à manger, son visage se fane comme une tulipe éclose trop tôt dans le printemps. Ses yeux en amande perdent de leur éclat comme lorsque Madeleine croise les siens et qu'elle y voit ce regard vide, inconnu. Madeline détaille son bœuf bourguignon. La consistance, les saveurs. Tout. Tout lui remémore, l'été de ses vingt ans, où seule pour un job saisonnier en Bretagne, elle avait vécu son plus bel été. L'insouciance et l'adolescence se réveillent en elle telle une madeleine de Proust.
Cet été-là, Madeleine avait compris que l'amour s'arrête là où le mariage commence. Pierre, son mari, l'attendrait en septembre pour leur mariage prévu le 22 octobre, au milieu des montagnes face au Mont Blanc. Mais ici, maintenant, plus rien ne l'attendait si ce n'est que la mort. Alors après s'être remémorés les souvenirs d'un été bien trop rapide et d'un amour impossible, Madeline se pose sur une chaise avec son café noir. En fond, monsieur Marcel persiste à continuer sa mélodie, mais Madeline l'entend, les notes se perdent, dans le vent, dans sa mémoire, Marcel semble partir comme Madeleine dans ses pensées lorsqu'elle voit les rouleaux se former au loin.
Elle se revoit agile et bronzée en train d'apprendre le surf dans l'Océan Atlantique qui se démène. Cet été-là, elle travaillait sur le bateau de son oncle, chaque matin, elle partait relever les filets et les vider. L'après-midi, elle accompagnait sa tante sur les marchés, c'est comme ça d'ailleurs qu'elle avait connu son premier grand amour. Il lui avait acheté une dorade et offert un dîner le soir même. Ils n'avaient que deux mois pour se connaître, être ami. Madeleine était fidèle et ne voulait pas de ça, mais un bœuf bourguignon et deux semaines plus tard, elle avait fini par se rendre à l'évidence. Ce n'était plus de la Savoie dont elle était amoureuse, mais de la Bretagne, du port de pêche de Portsall et de ses habitants, en particulier d'un jeune ouvrier qui jouait du piano sur la place du village le soir et qui la surnommait Maddy. Madeleine entendu son nom au loin et revient à ses quatre-vingts ans. Comment a-t-elle pu vieillir si vite ? Occulter ses souvenirs et les voir réapparaître si vite ? Où était partie cette Maddy ?Le club des mamies lui propose de participer à l'atelier couture qui se tient dans la salle d'activités. Madeleine accepte à contrecœur, elle souhaite se faire des amies, mais elle aurait préféré continuer à vivre sa jeunesse avec Vivaldi qui se meurt en fond. Elle tricote, rigole, et lance des sourires à qui veut. Madeleine a toujours été comme ça à rependre la joie de vivre autour d'elle, elle ne voulait que personne ne voit son profond désespoir amoureux. Chaque jour de sa vie, elle avait appris à se cacher derrière ce masque bien trop grand mais assez dur pour cacher sa triste vérité.
Après une longue séance de rigolade à raconter leurs vies, le club des mamies abandonne Madeleine pour leur séance quotidienne de yoga. Madeline se garde bien de les suivre et rejoint la véranda, il fait frais à présent, même avec son châle porte bonheur, Madeleine a un peu froid. Elle attend sciemment son thé et ses petits gâteaux qui l'accompagnent. Sacha lui propose de rentrer à sa chambre, mais Madeleine veut se souvenir. Elle veut prendre le temps de se redécouvrir, et de déterrer les vieux cadavres enfouis dans son cœur avant de les oublier à tout jamais. Elle se revoit voler sur l'eau et sourire au soleil de sa vie. Maddy n'a été amoureuse qu'une fois, même son Pierre ne l'égalait pas. Elle aurait voulu que cet été ne s'arrête pas, bien qu'elle souffrait de se sentir tomber amoureuse et de ne rien faire face à ce précipice.- Le dîner est servi, entend Madeleine.
Elle ne se souvient pas avoir vu le coucher de soleil. Elle vérifie. Celui-ci est bien là. Madeleine va devoir se faire aux nouveaux horaires de dîner. Elle se posera après un bon dîner servi dans la grande salle à manger. Bon... Madeleine se dit qu'il va falloir qu'elle revoie sa définition d'un bon dîner, ici. Après avoir englouti une chose gluante et un yaourt dont il manquait cruellement de sucre. Madeleine se décide à rejoindre la terrasse où depuis qu'elle a posé les pieds ici, elle s'est dit qu'elle admirerait tous ses derniers couchers de soleil. L'air continue de jouer, dans son cœur et dans sa poitrine elle ne s'est jamais aussi bien et aussi proche de ce qu'aurait pu être sa vie s'il en avait été autrement. Le banc est froid et ses mains se raidissent au contact de l'air frais, mais pour rien au monde elle ne louperait ce coucher de soleil qui se pare de ses plus belles couleurs. Face à elle, se joue un spectacle artistique comme si un artiste était en train de faire ses tests de peintures. Se mélangent dans le ciel de l'orange, du rose, du jaune et du violet. Ce spectacle ne dure que quelques minutes et pourtant, elle voudrait le vivre tous les jours.
-Maddy !
À ses côtés, face à ce spectacle aux mille merveilles, Marcel s'assoit lui prend la main avant d'oublier et murmure l'air qu'il a joué toute la journée, toute sa vie, L'été des Quatre saisons de Vivaldi. Les notes se meurent dans sa voix comme, son cœur et celui de Maddy se meurent l'un à côté de l'autre. L'été s'est achevé avec l'arrêt de leurs cœurs respectifs.
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Quand l'été nous succombera
Short Story50 ans plus tard, une maison de retraite, la Bretagne et deux adolescents devenus âgés, c'est 'histoire de Marcel et Madeleine