Ce qui m'est devenu impatientant avec les ouvrages de sciences ou de philosophie, c'est la manière dont l'esprit ainsi rédigé me paraît toujours « bouclé » et conditionné, attentif surtout à se confirmer à son propre regard et à celui d'autrui, à démontrer qu'il ne se trompe pas, à se chercher des gages, à se présenter authentique et infaillible tandis que l'artifice qu'il échafaude et qu'il livre est la preuve d'une construction inquiète et partiale. On devine que l'auteur insiste excessivement sur ce qu'il sait « sans faille », qui ne lui pose aucun problème majeur et ne lui réclame que des éclaircissements aisés et futiles, ce dont il se targue à la minutie, n'exposant contre lui que des objections creuses et martelant de façon superfétatoire les certitudes qui le valorisent. Mais cette justification prend tant de place dans le travail d'ensemble, tandis qu'au contraire l'auteur avance avec négligence sur beaucoup d'intéressants corollaires à ses pensées principielles exposées avec une exclusivité maniaque et coupable, qu'on sent l'opportunisme d'une stagnation, et que pour le lecteur sagace le sentiment de la grandeur s'atténue par défaut de prises de risque ou d'innovations audacieuses et multipliées. L'auteur mentionne ses propres contradictions minuscules en termes verbeux dont il ne fait par ses ergotages que dissimuler la pertinence ou l'inutilité, simulacre de modestie selon lequel on n'attribue à ses adversaires que des paroles mesquines, mais il ne s'engouffre pas dans les brèches supérieures de ses plus fortes conséquences que même l'amateur aperçoit, de sorte qu'à la fois il s'attarde sur des concepts de péroraison vaine et néglige des ouvertures essentielles et d'une certaine et haute nécessité.
Comme, j'œuvre toujours davantage pour des créations dures, le temps me manque à me satisfaire aux évidences alenties, et la disparité du rythme de la progression intellectuelle m'est de moins en moins supportable : on piétine en redites ennuyeuses et en démonstrations superflues, et quand on perçoit enfin, là, une fenêtre impérieuse, un appel clair, où il importerait surtout de s'aventurer, le spécialiste ne l'a pas vue, ne l'a pas entendu, tout occupé et fermé à ses représentations insistantes et superficielles du déjà-su. Aussitôt, je peste : que d'occasions manquées ! Un remplissage assez stupide et terne occupe longtemps le voyageur avisé à qui l'on développe ce qu'il devinait ou avait compris, mécanisme d'insistance dissimulatrice, et quand ce voyageur se trouve intéressé et, au détour d'une réflexion inspirante, perçoit soudain l'opportunité d'une question pertinente en espérant une résolution qui l'intéresse et le concerne, tandis qu'elle présente là un caractère d'évidence, qu'il s'agisse de complément ou de réfutation indispensable, on ne lui rétorque rien, un silence assourdissant néglige le point crucial, on n'a pas seulement vu qu'il y avait une interrogation d'importance, on poursuit la présentation assez monotone selon le programme prévu, sans dévier, sans épanouir à des considérations vraiment éveillées, avec une affectation de fascination placide et inerte – j'en sors toujours énervé, on est supposé continuer l'ouvrage malgré la faute. Je voudrais arrêter l'auteur qui déjà communique des informations secondaires et vétilleuses pour lesquelles je dispose d'une réponse ou qui n'intéressent que celui qui a intérêt à résoudre des problèmes qu'on ne se pose pas, tandis que tout ce qu'on ne me dit pas est précisément ce à quoi je suis attaché : j'espère qu'ensuite viendra le temps des digressions détaillées et utiles auquel je me prépare, mais le plus souvent le temps argumentatif est passé ou cette cogitation eût été opportune, et elle ne n'éclora pas. L'auteur se trouve alors vis-à-vis de son lecteur dans la situation du guide de randonnée qui, sourd et flatté de réciter sa leçon sur les paysages sempiternels dont il a l'habitude, manque l'extraordinaire mammouth qui se présente sur le versant de la montagne et que ses touristes aperçoivent à sa place. Il n'a même tourné pas la tête : trop tard, le monstre fabuleux est parti.
Je vois toujours, moi, entre les lignes, les mammouths gigantesques, au sein même des « délicats et frais équilibres » que le savant défend, mais ce dernier, ou négligence coupable ou volonté opiniâtre de détourner le regard, ne s'arrête point sur l'animal colossal qui le dérange ou qui devrait approfondir le portrait objectif de son trop charmant décor. Presque tous ces livres me font cet effet sans même ou presque que j'ai pu apprendre beaucoup de ce qu'étaient les termes principiels et bientôt fallacieux de ce paysage idéal. En somme, je m'impatiente parce que je réfute tôt ou que je complète loin : la paralysie des traités me fait l'impression d'une insuffisance ou d'une hypocrisie, si systématiquement qu'il m'est à présent difficile, lorsque j'en commence, de ne pas m'y attendre. C'est seulement jusqu'à un certain point que je lis avec tranquillité : ce point franchi, je m'agace des faussetés ou des légèretés de la démonstration, et j'éprouve un certain mal, un mal logique, à poursuivre, parce que les prémices sont malhonnêtes ou qu'on a méprisé un effort nécessaire.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Literatura FaktuDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.