ENTRE 4 MURS Partie 1

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Je raye le 26 février sur le calendrier de 1960 accroché au mur. Comme tous les soirs, je remonte le réveil. Comme tous les soirs je prends, ou plutôt je relis « Robinson Crusoé " de Daniel Defoe. Je le connais par cœur, d'ailleurs je l'ai recopié 3 fois. En fait le livre est tellement usé que je le lis sûrement pour la dernière fois. A partir de demain je devrais lire la première copie. C'est mon père qui m'a appris à lire, c'est lui qui chaque année change le calendrier accroché au mur.

Il est en retard, la lumière va s'éteindre et il n'est pas encore rentré. Je viens d'avoir

14 ans et il n'a jamais été en retard, toujours là à 7 h du soir. Il part le matin à 7 h et rentre le soir à 7 h et ce, d'aussi loin que je m'en souvienne. Ça a toujours été comme ça.....7 h 09, toujours pas là...un étrange sentiment m'envahit, quelque chose que je n'ai jamais ressenti. Papa m'a toujours dit de ne sortir sous aucun prétexte, mais s'il ne rentrait pas ! Si les créatures l'avaient attrapé ?

Un bruit dans la serrure, enfin....papa !!!!

« Tu as dû t'inquiéter ma puce, mais je suis rentré maintenant. Tout va bien ! J'ai attendu que les wifis s'éloignent.»

Inquiéter, j'attrape le dictionnaire pour lire la définition............................................

C'est donc de l'inquiétude que j'avais ressentie. Et oui, comme à chaque fois que papa utilise un mot que je n'ai jamais entendu, j'attrape le dictionnaire, le second livre que nous possédons. En fait nous en avons trois, le dernier étant un imagier avec des dessins d'objets, de choses colorées qui ont disparu depuis le...depuis quoi au fait ? Papa n'a jamais voulu en parler. Il m'a simplement dit que plus rien n'exister dehors à part ces monstres, les wifis.

Nous nous dépêchons de manger les tomates et les œufs que papa a ramenés. En février, mars, avril, c'est la période des tomates, des concombres, de plein de bons légumes et fruits. Hier nous avons dégusté des fraises, un vrai délice comme dit papa. Une fois, je me rappelle, c'était au mois de juin, il avait trouvé des litchis, j'avais trouvé ça trop bizarre mais c'était bon. Plusieurs fois, j'ai essayé de demander à papa où il trouvait tout ça, mais à chaque fois la même réponse : trop dangereux, il vaut mieux que tu ne le saches pas.... que tu ne le saches pas.

Je viens d'avoir 14 ans enfin, c'est ce que j'en déduis par le nombre de calendriers que j'ai rayé jour après jour, notre seul repaire temporel comme dit papa, et je pense que le 26 février est le jour de mon anniversaire, c'est le seul jour écrit en rose sur le calendrier. Je les ai tous gardés, nos seuls souvenirs avec les trois livres, un tourne disque et deux 33 tours de musique. Il n'y a rien d'écrit dessus, mais tous les dimanches quand papa le met en marche, c'est notre petit moment de bonheur. Et nous dansons la valse, toute la journée, nous dansons....

La pièce dans laquelle nous vivons depuis ...enfin bref, mesure 10 pas sur 13 pas, il y a un buffet jaune, il me semble qu'il est moins jaune qu'auparavant, dans lequel sont posés en haut à droite, 4 assiettes beiges, 4 verres, 4 bols ébréchés, dans la porte du bas il y a 2 casseroles blanches avec des fleurs peintes dessus, enfin ce qui reste des fleurs, une poêle et une crêpière. Dans le tiroir de droite, se trouvent les couverts ; avant je me voyais un peu dedans, en fait, je ne sais pas à quoi je ressemble, et un ouvre-boîte qui n'a jamais servi . Dans le tiroir de gauche, les calendriers tiennent compagnie à la réserve de stylos. Enfin, il n'en reste que 3. Il va falloir que je le dise à papa.

Au-dessus, derrière la petite porte se dresse fièrement notre petite bibliothèque composée de notre trésor, 3 livres usés et 3 copies. Dans l'espace entre les deux petites portes centrales, le tourne-disque, qui 6 jours sur 7m'interpelle...............une fois, j'ai eu envie de danser, j'ai écouté la musique, ce n'était pas un dimanche, papa n'était pas là, mais le dimanche d'après et encore celui d'après, nous n'avons pas dansé...

Et puis il y a LA BOITE ; la fameuse BOITE, la boite que je ne dois toucher sous aucun prétexte....

A côté du bahut, se trouve un évier, dessous notre stock de savon et de chiffons, une bouteille d'huile sans étiquette et un pot de miel, nu lui aussi et puis il y a la cuisinière.


Au milieu de la pièce une petite table, sur laquelle sont posées 2 pommes, accompagnée de ses 2 chaises sert de séparation avec la partie nuit, elle-même séparée en deux par un paravent : L'espace de mon père et le mien.

Puis il y a les toilettes qui me sont réservées, comme dit si bien papa :


« autant profiter de ce que je sois dehors pour leur salir leur putain de monde !!! »


J'allais oublier, dans la dernière porte du buffet, il y a de vieilles boîtes de conserves, « au cas où !! » papa a dit, avant de rajouter que ça n'arriverait jamais.


Cela fait 14 ans que mon univers se résume à cette pièce avec pour seule ouverture une porte, une porte vers la mort, une porte fermée à clé, dont seul mon père possède un exemplaire. Cela fait 14 ans que je m'invente des histoires : j'échoue sur une île déserte, enfin presque : il y a Robinson. Je m'évade par la pensée. Et puis il y a Février. Février, c'est mon ami, mon confident je peux tout lui dire, je peux lui poser toutes les questions que je veux. Et des questions, je m'en pose de plus en plus. Février c'est mon âme sœur, mon nounours.


« - Au lit ma puce, la lumière va bientôt s' éteindre ! »


7 h 55, dans 5 min la lumière va s'éteindre, pour ne se rallumer que demain à 6 h 30.

J'embrasse papa.

« - Bonne nuit papa, à demain !

bonne nuit ma fille. »


Je mets mes bouchons d'oreille, pour ne pas entendre les hurlements des wifis. Toutes les nuits se ressemblent, toutes les nuits les mêmes hurlements atténués par les bouchons d'oreilles et l'épaisseur d'édredon sous laquelle je me glisse avec février....

ENTRE 4 MURSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant