La poussière sur un pinceau

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« Il n'attaque pas les gens, Zenos a fait remarquer. Il les peint. »

– Erwan Ji dans J'ai égaré la lune

Dans un coin sombre de la pièce, une minuscule bête se préparait à se mettre à l'œuvre. Entre ses fines et délicates mandibules, elle dégustait les restes de la carcasse d'un insecte. N'étant toujours pas rassasiée, elle se déplaça élégamment vers des miettes de pain. Dans son appétit aveugle, elle ne réfléchit point à la texture de ces dures croutes et dut se résoudre à lâcher prise ; ses précieuses pinces n'avaient pas été conçues pour cette tâche. La Nature n'avait pas voulu que sa fille, cette bestiole innocente, puisse gouter aux délicates saveurs du blé et des graines. Mais admettre sa défaite, c'était déjà la surmonter ; elle secoua en silence ses pattes velues, vérifia qu'elles étaient toujours au nombre de huit, commença sa chorégraphie à échelle réduite. Elle zigzaguait entre les boulettes de papier que la négligence avait laissé s'éparpiller ; elle escaladait un pinceau et redescendait au travers de ses brins usés ; elle enjambait de ses longues pattes articulées les amas de poussière qui s'amoncelaient çà et là, tels des excréments du Temps. Arrivée au pied du mur, elle s'assura une dernière fois que ses pattes collaient au matériau et s'élança sur la paroi, prête à grimper. Je ne vous narrerai pas les délices mirifiques que présente ce changement de perspective, ce renversement de paradigme. Vous passerez rendre visite à Gregor Samsa et lui demanderez vous-mêmes quel bonheur il connait sur les parois de sa chambre à mettre le monde à l'envers, à faire de celui-ci une boule à neige. Après une quinzaine de minutes, la bestiole avait atteint le coin supérieur de la sombre salle. Sa myriade d'yeux contemplait fièrement l'emplacement : c'était l'endroit idéal pour exposer sa toile. D'ici tous les visiteurs pourront admirer la beauté de son art. Elle s'attela immédiatement au travail. Cette Parque miniature filait avec élégance en sautant, se balançant, voltigeant et s'envolant. Son tricot n'avait pas besoin de parures ou de coloris pour être sublime. On aurait cru observer l'œuvre de la main de Pallas tant ce fil était noble. Ce panégyrique de la géométrie rendait jalouse l'harmonie des sphères : les ennéagones s'imbriquaient dans de plus larges heptagones et les jeux de symétrie donnaient naissance à un kaléidoscope naturel.

Alors que la bestiole œuvrait en silence, sous son monde s'agitait un autre artiste. Le Peintre était debout et gyrait autour d'une toile au milieu de la pièce. Un spectateur étranger à la scène croirait reconnaitre un rituel religieux dans ses manières ambigument singulières. Toutefois on aurait plus justement constaté qu'il faisait la cour à sa toile : il se mettait à genoux devant elle, lui parlait et lui assurait amplement sa beauté. Mais tandis que le Peintre faisait ses aller-retours hystériques, le chevalet demeurait immobile, du moins pour l'instant. Cet Atlas de bois supportait la toile sans gémir ; au contraire il triomphait fièrement au centre de la pièce et l'arborait comme une couronne richement colorée. Ce majestueux trépied dégageait une de ses auras qui vous font douter de leur nature inanimée ; on attendait qu'il commence à se mouvoir dans sa bizarrerie. Un rapide coup de pinceau du Peintre ne manqua de le désorienter. Ce roi devant qui le Peintre se prosternait prenait un bain de lumière grâce à une fenêtre solitaire. Toutefois le chevalet faisait figure d'exception dans cette salle obscure, même illuminée. Çà et là jonchaient des pots de peinture qui semblaient avoir perdu de leur éclat : le jaune tendait vers le beige, le vert semblait d'algue, le rouge transpirait l'ocre, le bleu était mélancolique. Éparpillés sur les plates-bandes du parquet gisaient des pinceaux aux chevelures hirsutes. La poussière leur avait composé un linceul et leur position évoquait une partie de mikado figée dans le Temps. Dans un coin, cachées derrière un bureau et une chaise, s'amoncelaient des toiles déchirées dont le patchwork de débris créaient un pot-pourri géométriquement et chromatiquement ignoble.

La poussière sur un pinceauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant