Au nom du fils

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Comme tous les matins, je garai ma petite Peugeot le long du trottoir Est, sur la place du village. Comme tous les matins, je fis tinter la cloche de la boulangerie et m'avançai vers le comptoir. Le boulanger, monsieur Le Grand, qui dans sa jeunesse avait dirigé une troupe de cirque en tant que clown, avait à présent l'apparence d'un petit homme rondelet, sans le moindre cheveu sur le crâne. Il me salua cordialement :
-Comme d'habitude, monsieur Laurent ?
-Comme d'habitude.

Il enveloppa un pain au chocolat dans un emballage fluo et me le tendit. Je déposai quelques pièces sur le comptoir avant de ressortir me balader sur les rives du fleuve. Je mordis férocement dans mon pain au chocolat et laissai sa saveur emplir bien heureusement ma bouche et régaler mes papilles. Il avait le même goût délicieux depuis 20 ans. J'avais quitté le petit village de Lamis sur Loire, où j'avais grandi, seulement pour mes études de médecine, où j'avais rencontré Madeleine, avec laquelle je m'étais marié en petit comité à la capitale.

A l'issue de mes études de médecine, elle avait insisté pour que l'on s'installe là où j'avais vécu toute mon enfance.
J'avais accepté et nous avions acheté une petite cabane de paysan au beau milieu des champs à quelques minutes du centre du village. De notre union, un petit Baptiste avait vu le jour et allait maintenant à l'école du village. J'avais moi même mon cabinet de médecin ici. Il était le seul à des kilomètres à la ronde et j'étais donc très occupé.

Je traversai la place et poussai la porte de la salle d'attente de mon cabinet. Quelques personnes, bien matinales, attendaient déjà sur les chaises en bois.
-Il me reste des papiers à remplir au plus vite. Je suis à vous dans quelques minutes, dis-je précipitamment.
Ils hochèrent la tête.

Après quelques farfouillements de poches, de jurons et de tortillades, je réussi à déverrouiller la porte du cabinet. Rien n'avait changé depuis vingt ans. Mon bureau au fond à droite,le lit de consultation à gauche, mes instruments dans l'armoire à côté. Je m'assis et saisis mon stylo. Paperasses et ordonnances étaient éparpillées sur la table et je m'empressai de tout signer au plus vite avant d'aller ouvrir la porte à ma première patiente, Mme Gilot.

Voilà maintenant 3 ans que Mme Gilot venait me rendre visite une fois par semaine, atteinte, il faut bien l'admettre, d'une maladie ô combien préoccupante, l'hypocondrie.

-Bonjour Mme Gilot, dis-je en sortant mon matériel, sachant très bien qu'il ne servirait qu'au patient suivant. Qu'est-ce qui vous amène un vendredi matin, aussi tôt ? Les reins, comme la dernière fois ? Ou peut-être les oreilles, comme il y a deux semaines ?

Tout en disant cela, je tentais de retenir le rictus qui menaçait de se dessiner dangereusement sur mon visage.
-C'est pas pour moi, Docteur Laurent, mais pour mon mari.

-Votre mari ? répétai-je en haussant les sourcils.
Je savais bien que Mme Gilot était mariée, qu'elle avait même eu un petit garçon, et que son mari venait souvent discuter avec mon père autour d'un pastis quand j'étais petit, mais impossible de me souvenir du prénom de celui qui devait être M. Gillot.

- Oui, mon mari. Vous l'connaissez quand même. C'est l'boucher.
-Je suis végétarien.
La voyant lever les yeux au ciel je me rattrapai :
-Bien sûr que je connais votre mari, madame Gillot !
-Docteur, il ne parle presque plus, mange plus, sort plus, dort plus, récita-t-elle. Il faut que vous fassiez quelque chose.

-Pour commencer, le plus judicieux serait de me l'amener afin que je puisse me rendre compte de son état.
-Mais tu es dur d'oreille, parbleu ! s'énerva franchement Mme Gilot. Je viens de te dire qu'il ne veut plus sortir !

-Bien, madame, dis-je posément en me rasseyant, dites m'en plus sur votre mari.
-Il s'appelle Franck Gillot, il a 78 ans. On est mariés depuis 50 ans exactement.

Au nom du fils Où les histoires vivent. Découvrez maintenant