Quand Brune a regardé la lune cette nuit-là, elle a senti la peau de ses seins et de son ventre se détendre. Et aussitôt, elle a su qu'ils avaient échoué.
Depuis que les hommes lui avaient demandé de fabriquer ses poupées de cire et de cheveux, son corps s'était tendu, avait gonflé, comme souvent avant que ses règles n'arrivent. Son corps se préparait, se tendait. Et elle avait senti que s'ils y allaient trop tôt, trop vite, leur plan ne réussirait pas. Il faut laisser le temps à la nature si l'on veut utiliser ses forces.
Mais elle avait eu beau les avertir, les hommes ne l'avaient pas écoutée.
Elle s'agenouille pour récupérer le sang qui commence à couler sur ses cuisses dans une coupe en verre.
Il faut dire qu'ils la croient tous idiote, au village.
Elle qui récupère des ongles et des cheveux de chacun, sale et mendiante... ils lui concèdent un peu de nourriture, de temps en temps. Par pitié, un peu. Mais surtout, elle le sait bien, par peur.
Ils le savent bien, qu'elle connaît les plantes et la nature. D'ailleurs personne ne s'y trompe, lorsqu'on craint pour la vie d'un enfant, c'est elle qu'on vient voir. Elle est le dernier recours. Malheureusement, elle ne peut pas toujours y faire quelque chose. Elle n'est pas magicienne ! Elle ne fait qu'utiliser les forces autour d'elle. Celles que eux s'efforcent d'oublier, quelle que soit leur Église.
Elle fouille. Sur ses étagères, derrière quelques marmites en terre, des reliefs se mélangent à la poussière. Elle hésite un peu et ajoute une fine poudre dans le sang.
Elle prend sa coupe et comprend qu'ils ont été arrêtés. Il lui faut faire vite, les interrogatoires vont commencer. A Avignon, ils sont plus rapides qu'ailleurs. Ils ne doivent pas parler d'elle. Le village est sous surveillance depuis des années maintenant, l'inquisiteur interroge chacun. Elle est passée entre les mailles. Elle est trop bête, bien sûr. Elle connaît ce rôle-là par cœur.
Les hommes ont vraiment cru qu'elle ne saurait pas, quand ils lui ont apporté les cheveux, à qui ils appartenaient. Ils ne se doutent même plus qu'eux-même ont aussi ce pouvoir. Quand elle tient un cheveu, elle sait à qui il appartient. Elle voit derrière ses yeux qui paraissent vides. Et là... c'était facile. C'est qu'elle l'a bien connu, cet homme.
C'est le premier à être venu au village pour les interroger. Jacques Fournier, qu'il s'appelait. Un homme tout petit, trop maigre, d'apparence inoffensif. Mais elle avait senti le danger immédiatement. Pendant des mois, il les avait pressés, leur avait posé des questions, sans relâche. Certains avaient craqué. Il avait lu en eux comme dans de l'eau claire.
Brune savait qu'elle n'était pas sa cible, mais elle n'avait pas intérêt à paraître plus intelligente que d'habitude. Ça pouvait lui être... fatal, elle le savait. Les bonshommes, ceux que Fournier qualifiait d'hérétiques, pouvaient être brûlés. Elle avait caché au fond d'elle ce qu'elle pensait : hérétiques, ils l'étaient tous un peu.
Cela faisait longtemps que Brune ne l'avait pas vu, ce Fournier, il était devenu Pape en Avignon, depuis. Mais quand les hommes lui avaient remis ses cheveux, elle les avait reconnus immédiatement. Ils n'étaient plus si bruns maintenant, ils étaient blancs. Mais toujours aussi fins et glissants, comme des serpents. Elle a beau ne pas craindre ces animaux comme les autres villageois, elle frissonne à l'image de ces cheveux serpentiformes.
Cet homme lui avait toujours fait peur.
Quand elle avait fabriqué les deux poupées avec ses cheveux, elle avait senti le destin sur un fil. Si elle réussissait, les hommes l'emportaient. Si elle échouait, Benoit XII restait au pouvoir et continuait à répandre la crainte dans le cœur de ceux qui n'étaient pas... chrétiens comme lui. Elle n'avait pas su si une de ces deux options était meilleure que l'autre. C'est peut-être elle qui avait fait échouer l'opération par son indécision, après tout.
Assassiner un Pape... cette idée était tellement... loin d'elle ! Et puis la dernière tentative sur Jean XXII n'avait pas bien réussi. Mais les hommes l'avaient bien payée, et elle n'avait pas pu refuser. Elle avait tout le temps faim, et elle sentait ses os saillir sous sa peau qui se fripait. Elle sentait sa santé qui se dégradait. Et elle voyait bien aussi qu'elle ne faisait plus peur comme avant aux gens du village, qui lui donnaient moins facilement à manger. Plus ses cheveux blanchissaient et plus ils la craignaient. Et plus ils avaient besoin de la croire, non plus seulement idiote, mais folle, aussi.
Ah la lisière entre la folie et la bêtise... elle marche sur cette ligne depuis trop longtemps, joue de l'une en tentant d'éviter l'autre. Personne ne veut d'une folle près de sa maison, c'est trop imprévisible.
Il lui faut rassembler sa raison. Elle sent que les hommes vont parler. Elle ressort devant la maison, son ostal qui est encore tout ce qu'elle possède, et vérifie que personne n'est encore éveillé. Rassurée, elle tourne son visage vers la lune et l'interroge. Comment se protéger complètement ? Le long de son oreille droite, une de ses mèches qui sort de son bandeau la brûle.Elle l'arrache et la regarde : ce sont uniquement des fils d'argent. Ils brillent tellement dans la lumière lunaire qu'elle ressent la puissance qui les habite. Peut-être que les habitants n'ont pas tout à fait tort d'avoir peur de ses cheveux blancs, elle sent que leur pouvoir est plus grand encore...
Elle les plonge dans la coupe et ils se teintent instantanément de rouge.
Les hommes ne parleront pas.
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Les pouvoirs de Brune
Historical FictionVoyage au cœur de la réelle sorcellerie en Languedoc au XIVème siècle, entre superstition, pauvreté et tentatives d'assassinat...