Six semaines, 42 jours, 10008 heures, 60480 minutes. Le calendrier de l'esprit d'Alexis n'est plus fait que d'un été flou et oublié, où tous ses souvenirs s'y mélangent comme pour lui rappeler sa faiblesse d'homme . Viendra un jour où le cerveau d'Alexis fera le tri et laissera place à de nouveaux souvenirs, de nouvelles images et de nouveaux sons. Un jour où le visage de David aura peut-être disparu, où ses traits seront méconnaissables, où le dessin de ses yeux ne sera qu'un nuage trop longtemps observé qui aura perdu sa forme, où les murmures de ses lèvres seront estompés.
Alexis a peur. Chaque jour, il repense à cette photo de David qu'il n'a jamais pu avoir. Les quelques images désuètes publiées dans le journal ne sont pas ce qu'Alexis s'imaginait et souhaitait. Elles ne sont pas David, son David, le David qu'il a connu. Il craint le jour où sa mémoire le trahira et effacera le souvenir du jeune homme. Il maudit sa condition d'être humain, ses sens qui devront tôt ou tard rendre l'âme et son absence de don pour le dessin. S'il savait manier un crayon, il aurait fait des croquis. Peut-être même aurait-il peint et montré David sous des angles qu'on ne lui connaissait pas. Alexis voulait garder de David ce qui avait animé cette flamme pendant l'été. Quel intérêt de repenser à leur dernière conversation ou à Kate ? Tout cela ne ferait qu'inciter Alexis à vouloir oublier et c'était précisément ce qu'il tenait à éviter. Il voulait se réveiller chaque matin avec six semaines édéniques se rejouant dans son esprit, le plongeant dans les fantaisies les plus folles et les douleurs les plus douces.
Son goût pour la vie avait disparu et celui pour la mort n'avait fait que s'accroître. Alexis ne vivait plus que pour le souvenir des mots murmurés, des caresses envolées et des rires naïfs de son été 1985. Il estimait que c'était son devoir de rester en vie pour honorer David, car danser sur sa tombe n'était pas suffisant aux yeux d'Alex. S'il mourrait, le souvenir de David mourrait avec lui et il ne pourrait plus jamais en caresser l'idée dans ses rêves.
Il n'accorde pas particulièrement d'importance à la manière dont sa vie se déroule. Malgré son talent pour les mots, Alexis ne s'était jamais soucié de caractériser sa vie. Depuis la fin de son entrevue avec le juge, tout cela avait changé. S'il devait la qualifier, il dirait que tout est pénible. Alexis ne souhaite que deux choses dans sa vie pour l'instant : que David revienne et qu'on le laisse tranquille. Pour le premier, il a conscience que c'est hors du champ des possibles mais il ne cesse de s'accrocher à un brin d'espoir qui menace de céder à tout instant. Le second voeu, qui quant à lui paraît plus réalisable, semble tout de même loin de sa portée.
Alexis a appris à aimer la mer. C'est là où il a rencontré David, le cœur même de l'océan. Il y trouve une sérénité qu'il aimerait pouvoir conserver à chaque minute de chaque journée. Les vagues dansent sous ses yeux et lui rapportent les paroles perdues de son été. Il passe des heures à vagabonder sur le rivage, scrutant l'horizon en espérant y apercevoir une longue silhouette qui agite les bras vers lui comme pour l'appeler, et lui dire que tout n'était qu'un rêve.
Même si Alexis adore l'océan, il se sent noyé. Il a la constante impression d'être enfoui dans le sable sous-marin. Sans pouvoir respirer ni appeler à l'aide, il est contraint à se noyer encore et encore sans jamais s'en échapper. Avec David, il a eu l'impression que ses liens se détachaient et qu'il remontait enfin à la surface, inspirant à plein nez l'air marin qui rafraichissait ses poumons endoloris.
Maintenant que David n'était plus là, où trouvera t'il sa bouée de sauvetage? Alexis était-il condamné à retourner se noyer? Il se disait que s'il acceptait son sort, la Mort viendrait jusqu'à ses abysses et le porterait délicatement hors des flots meurtriers où gisait son corps morcelé retenu par des souvenirs effacés.