Chapitre 2 : « Ange et Noé »

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— Ange et Noé. Noé et Ange. Noé, et Ange. Ange, et Noé. Ange et Noé. Ça sonne bien, Ange et Noé, c'est plein de charme, c'est rayonnant de beauté. Tu sais Ange, je crois que quand deux noms sonnent bien ensemble, c'est que le destin ou l'ordre étrange des choses qui régule le monde a voulu qu'ils soient rassemblés un jour, parce que l'univers aime beaucoup la beauté. Ça signifie qu'avant notre naissance, même s'il n'était pas forcément écrit que nous devions nous rencontrer, une entité qui a du goût l'a voulu et l'a rajouté dans le cours des évènements, pour que la mélodie de nos deux noms soit prononcée !

J'avais bien deux mots à dire à cette entité. Cette soi-disant mélodie ne faisait sur moi aucune impression semblable à ce que la beauté fait sur un être. Nous n'étions, Noé et moi, qu'à notre tout premier mercredi sur la liste, qu'à notre première heure sur le quota que je devais remplir, et Noé n'avait encore davantage rien à voir avec moi que ce que j'avais déjà pensé avant de le rencontrer. Ce que donc cette mélodie de nous deux provoquait en moi, cela ressemblait plutôt à une indifférence extrême, qui venait en réaction naturelle à ce garçon qui ne me ressemblait ni du dehors, ni du dedans. Il n'y avait aucun sens, aucune beauté, aucune laideur à ce que nos deux noms soient mêlés. Cette liaison n'appartenait pas à l'ordre des choses. Elle était juste absurde.

— « Ange et Noé »... répétait-il avec une sorte de solennité. Oh, on dirait le nom d'une chanson. J'aimerais tant que ce soit le nom d'une chanson. J'aime les chansons. Toi aussi, Ange, tu aimes les chansons ?

J'haussai les épaules.

— C'est sublime ! s'exclama Noé en interprétant positivement ma réponse. Tu vois, on est déjà d'accord sur quelque chose.

Je l'entendis sourire. Ce mercredi-là, je me rendis compte qu'on pouvait entendre les sourires. Je n'y avais jamais vraiment prêté attention auparavant.

— Dis-moi, Ange, demanda-t-il en semblant prendre un plaisir immense à prononcer mon nom, qu'est-ce que tu aimes faire dans la vie ? Maintenant que je sais que tu sais mon nom, je peux t'écouter sagement. Dis-moi tout, je veux tout savoir.

— J'aime sortir avec mes amis, regarder des films et écouter de la musique, dis-je sans grand enthousiasme.

Parler de moi n'était pas mon fort. Il existe une centaine de raisons pour laquelle une personne n'aime pas faire étalage des aventures de sa vie. La mienne était à peu près que je n'étais pas du genre bavard. Je ne ressentais pas le besoin de vouloir partager aux autres ce qu'il y avait dans ma tête ; je n'avais pas l'instinct de parler de moi aux autres. Je n'éprouvais pas de satisfaction particulière à le faire, et chaque fois que je devais m'y forcer, je sentais que j'allais contre ma nature.

— Je fais surtout du sport, ajoutai-je. Je fais de l'athlétisme depuis que j'ai six ans.

Je m'arrêtai là. Je trouvais que c'était bien suffisant. Ce que je disais ou ce que j'avais à dire était si trivial que je ne prenais aucun plaisir à m'écouter. Peut-être que c'était pour cela que je n'aimais pas parler de moi, pour ne pas m'ennuyer moi-même.

— Tu n'es pas très loquace, fit gentiment remarquer Noé. J'espère de tout cœur que ce n'est pas moi qui t'intimide. Tu me le dirais si c'était le cas ? Est-ce que je t'intimide, Ange ? Tu n'as pas besoin de me le cacher, tu sais, je peux l'entendre, c'est intimidant d'être tout seul avec quelqu'un qu'on vient de rencontrer. Ou bien, est-ce que c'est possible que tu sois comme ça tout le temps ? Est-ce que tu es du genre très très très timide, Ange ?

Si je l'étais, il ne l'était clairement pas assez. Mais il avait tort. Peu importe combien je ne sentais pas le besoin de parler aux gens, je ne me considérais pas du tout comme quelqu'un de timide. Une personne timide a peur de parler aux gens. En comparaison, je n'avais jamais rencontré quelqu'un à qui j'étais effrayé de parler. Je n'aimais pas parler de moi, mais je n'en éprouvais pas de crainte si je devais le faire, si j'y étais poussé, et je pouvais parler de plein d'autres choses avec ceux avec qui j'avais envie de parler. Je parlais avec mes amis, moins avec mes parents, peu avec les professeurs du lycée. Mais la question de l'intimidation n'y était jamais mêlée.

— J'ai toujours été le plus rapide de ma classe, déclarai-je pour le démentir. J'ai aussi une très bonne endurance grâce à l'athlé. Au cross de l'école, je suis toujours dans les trois premiers. On se bat depuis le collège avec Mathis et Thomas, qui font aussi de l'athlé, pour avoir la médaille d'or.

J'étais conscient en parlant que tout que ce que je disais était très banal et inintéressant. 

— Moi, je l'ai eue deux fois. Une fois au collège et une fois au lycée. Au lycée, c'était en première. Au collège, c'était en quatrième. J'aurais pu l'avoir en cinquième, mais j'étais tombé et je m'étais fait mal.

Je songeais que Noé m'interromprait pour me parler encore des anges qui s'habillent avec des nuages, ou des duos de noms choisis par le destin qui forment des noms de chanson. Mais il ne m'interrompit pas.

Emporté par mon envie de lui montrer que je n'avais pas peur de lui parler, je me surpris à lui raconter à peu près tout mon cross de cinquième. Je me fichais d'être incohérent avec moi-même s'il en venait à la conclusion que je n'étais pas quelqu'un qui avait peur des autres. Je lui dis comment j'avais commencé la course en tête, comment Thomas m'avait dépassé au croisement de la mairie, comment je l'avais rattrapé, comment j'étais tombé injustement et comment il avait fini par me battre.

Je terminai mon récit en disant que cette année, en Terminale, il n'y avait pas eu de cross à cause d'une mauvaise intempérie. Il avait été annulé.

— Ange, mais tu es formidable ! l'entendis-je finalement s'émerveiller. Tu es extraordinaire ! Tu es un vrai champion ! D'accord, ce n'était pas de chance cette fois-là, mais tout de même, tu as eu deux fois la médaille d'or contre tout le monde, deux fois ! Je suis sûr que si le cross avait eu lieu cette année, tu l'aurais remporté haut la main et tu l'aurais eue une troisième fois.

— Sans doute.

— Oh oui ! J'en suis sûr, j'ai l'instinct pour ces choses-là, je les sens. Tu n'aurais fait qu'un avec le vent et tu aurais couru, couru, couru et laissé tout le monde derrière, jusqu'à devenir un petit point noir qu'on ne distingue qu'en plissant très fort les yeux. Et Thomas, il aurait eu beau courir, il ne t'aurait jamais rattrapé. Et Mathis, il n'aurait même pas réussi à rattraper Thomas !

— C'est probable.

Je réfléchis.

— Mathis s'est ramolli cette année, avouai-je sans trop savoir pourquoi. C'est depuis qu'il a une copine. Il dit qu'il est malade pour sécher les séances, mais je sais qu'il dit ça pour passer du temps avec elle.

— Oh, tout s'explique alors, me répondit Noé. Je suppose que c'est normal, à notre âge, d'avoir ce genre de distraction. En tout cas, à toi ça doit t'enlever un poids dans la poitrine. Maintenant, il y a une place en moins sur le podium et tu peux te livrer à ta rivalité avec Thomas sans te soucier de Mathis. Tu n'as plus qu'un seul rival à terrasser !

— Oui.

Je fixais le sol. Je le regardais tellement que je pourrais peut-être le décrire millimètre par millimètre, ce sol, mais il n'avait rien d'intéressant. C'était un banal sol d'hôpital dans une banale chambre d'hôpital. Il y avait de la poussière çà et là. Des moutons, carrément. Sous le lit de Noé, je remarquais qu'il y en avait. Si je tendais une jambe, je pouvais les toucher.

— Ange, fit pensivement la voix de Noé.

— Oui.

— C'est comment, de courir ?

Ange et NoéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant