J'aimais fermer les yeux. Je fermais le monde. Quand je fermais le monde sans avoir la volonté de dormir, les bords de mon existence physique s'effaçaient. Je pouvais éprouver l'ivresse d'entrer pleinement conscient en moi-même. Il fallait pour cela faire comme si on prenait le chemin du sommeil, le suivre docilement avec l'air de souhaiter vraiment arriver à cette destination, mais à un certain moment s'y dérober et emprunter un chemin de traverse. C'est ainsi que j'arrivais hors de ce qui existait pour les autres, et que je posais les pieds dans ce qui n'existait que pour moi-même.
On est accueilli là dans un espace sans forme et sans matérialité, qui donne la sensation d'entrer dans une mer nocturne qui n'est qu'à vous, qui a la belle qualité de n'exister pour personne d'autre : je m'immergeais dans la mienne jusqu'aux épaules. Je nageais à travers ces eaux noires sans fatigue, sans obstacle. Il plaisait à mon âme de jouir de ces ténèbres aquatiques. Ma conscience se reposait d'exister. On n'exigeait rien d'elle, car de dehors mon corps donnait l'apparence d'être endormi, et en tant que son capitaine je n'exigeais rien d'elle non plus, parce que je ne désirais plus rien dans cet état, simplement m'y enfoncer davantage.
Quand je me sentais prêt, je basculais la tête en arrière pour que l'eau m'avale complètement. Le sol sous moi se dérobait et me donnait accès aux profondeurs. Je me laissais tomber.
Il me prenait parfois dans ce lent vertige d'avoir une étrange idée, celle de vouloir pour toujours devenir aveugle, devenir quelqu'un dont la rétine n'accueille jamais d'image du monde ; je voulais jouir du privilège d'être privé des représentations trompeuses des choses, être béni par l'opportunité de ne tout voir que par l'esprit. L'obscurité m'était une chose charmante. L'égarement des sens m'apparaissait être une perspective agréable. Je réalisais tout le bonheur qu'il y avait à ne pas voir son enveloppe charnelle, à perdre de vue toutes les limites qu'elle nous impose chaque jour, à oublier la forme que nous avons du dehors ; j'aimais l'idée de pouvoir être à chaque instant une intelligence immatérielle libre de voyager d'une tête à l'autre. Parce qu'alors, disposé à se promener sur le monde mentalement, sans rien traîner avec soi de physique, sans laisser de trace de soi-même ou de souvenir à quelqu'un, on se trouve libre d'être autre chose qu'un homme. Mais au fond je me rendais bien compte des limites de cet état. De toute évidence on demeure toujours une âme et un corps, on reste attaché à la matière, malgré tous nos égarements. Moi-même, qui me baignait dans mon propre abîme, restait toujours l'unique et seul appareil à travers lequel je pouvais voir le monde : et cet appareil demeurait un moi changeant et fuyant.
Malgré tout je continuais de descendre, en croisant à l'occasion ce qui remontait. Les spectres de ce que je sentais et refoulais dans mes jours remontaient à la surface et, comme je me trouvais sur leur chemin, passaient à travers moi comme un brouillard glacé. Mais ma chute ne s'en trouvait nullement dérangée, quoique d'un point de vue rationnel j'accédais trop vite aux profondeurs, tandis que dans la mer que tout le monde connaît il faut des heures pour y accéder : mais cette mer dans laquelle je me baignais était la mienne, les lois inébranlables de l'univers ne l'atteignaient pas, je pouvais y apporter les réglages que je voulais. Et mon dos s'écrasait lourdement sur la plaine abyssale, alors que j'avais commencé à tomber il y a quelques secondes à peine. J'étais placé au cœur de mon océan. Là, l'eau est lourde comme un million d'anoraks. La paix a ce genre de pression. Les ténèbres ont pour gardien un silence invincible qui ne laisse jamais pénétrer de lumière venue d'en-haut.
A la surface, loin de moi comme sur un autre continent, mes camarades et mes rivaux donnaient leur maximum au stade. Moi, un bras sur mes yeux pour me barrer la lumière, je persistais à me maintenir dans cet abîme pour sentir le moins possible que j'existais. Leurs jambes se déployaient, leurs corps se dépassaient pour se déplacer le plus rapidement possible. Le mien était couché tout habillé sur ma couverture, les jambes allongées. Ils mettaient chaque morceau de leur assemblage dans cette compétition, ils oubliaient tout le reste. Les propulsions de leur cœur étaient si fortes que leurs tempes battaient ; devant elles leur front était rouge et trempé de sueur ; le mien demeurait parfaitement blanc et sec, et si je mettais une main sur ma poitrine, l'activité cardiaque la picotait à peine.
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Ange et Noé
Teen Fiction« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...