Lettre XCIV, du Chevalier à Monsieur.

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Agonie ? Enfer ? N'exagères-tu pas un peu ? Je pensais t'avoir manqué et peut-être est-ce vrai. Toutes ces lettres envoyées ne parlaient que de ton désespoir qui m'a paru alors sincère. J'en suis même venu à ressentir de la culpabilité d'avoir quelques joies en Italie alors que tu me semblais si malheureux. Toutes ces belles paroles, ces grandes promesses, m'ont fait tenir durant ces longs mois de séparation, mais à présent je doute de leur sincérité.

Comment le pourrais-je quand cet homme qui te dévore des yeux ? Ce même homme tu as embrassé ensuite, devant moi, comme si je n'existais pas !

Je crois que ça n'a échappé à personne, pas même à ton épouse : la manière dont il te regarde, dont tu le regardes, dont vous vous embrassez, dont vous vous adressez l'un à l'autre... C'est de l'amour, l'amour que nous avions auparavant, toi et moi. Je ne sais si nous avions encore cela entre nous quand j'ai été arrêté. Mais il est évident qu'en mon absence, tu as fini par trouver comment combler le vide et le manque que j'ai pu laisser. Sans doute cela s'est-il produit lorsque tu as peu à peu cessé de m'écrire.

Tes lettres se raréfiaient et moi, comme un imbécile, je pensais du fait du mariage que tu avais peur que ta nouvelle épouse soit jalouse de ces mots d'amours. Bien que des mots d'amour, je n'en ai guère eu. Ces derniers mois c'était plutôt des injonctions, des promesses vaines et le récit de tout ce qu'il se passait dans ta vie et dont je ne pouvais qu'être un lointain témoin. Je me suis demandé en revenant, sur le chemin du retour, ce qu'il restait de notre histoire. À présent, la réponse s'impose très nettement à moi : rien.

Si tu savais, comme je me trouve cruel de te faire une crise de jalousie, après ce retour tant attendu, mais cette lettre n'en est pas une. Certes, j'ai été blessé de vous voir ainsi, toi et cet homme, un autre Chevalier, mais la colère est retombée et je réalise que je ne peux plus te rendre aussi heureux qu'il ne le fait. Peut-être n'en suis-je plus capable parce que j'ai été absent trop longtemps. Ou bien as-tu changé en mon exil ? Qu'importe les raisons, le mal est fait. Notre histoire s'achève mais parce qu'elle a été si longue, si importante et si difficile, tu ne pourras y renoncer malgré tous les signes de sa conclusion.

Tu n'as plus cette passion dans tes prunelles quand tu me regardes, c'est de la douleur que j'y vois. Avoue que tu ne peux être à mes côtés sans te souvenir de tous les renoncements que tu as faits, toutes les larmes versées pour être avec moi. Si bien qu'accepter que notre histoire s'achève t'est insupportable. Ça l'était aussi pour moi.

Mais je ne veux être de ces hommes jaloux et possessifs qui préfèrent garder prisonniers et malheureux leurs proches plutôt que se résigner à l'idée que l'amour s'en est allé, que l'être aimé est plus heureux avec un autre. Je ne serai pas de ces hommes-là, je t'en fais la promesse. Je te rends ta liberté. Sois heureux, je t'en supplie.

5 mars 1672, Paris

A l'ombre du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant