Partie 1 : Chapitre 1 / Un moment d'égarement

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Lupita passait les articles sur la scanneuse avec l'efficacité qui la caractérisait. Pas de temps mort. Pas d'erreur. Une vraie machine, elle-même. Cependant, malgré sa concentration légendaire qui lui valait le surnom de « terminator » au boulot, elle écoutait attentivement tout ce qui se disait autour d'elle. Elle percevait chaque souffle excédé de client stressé, chaque gazouillis de môme, chaque conversation téléphonique, chaque bonjour. Elle percevait même les silences rêveurs ou contrarié. C'était sa capacité secrète. Son don. Sa malédiction parfois aussi...

— Je ne peux pas. C'est tout !

—Mais, tu avais dit que tu étais libre ?!

—Peut-être que si tu m'avais amené au resto plutôt qu'au rayon frais d'une supérette miteuse, j'aurais fait un effort ou décommandé mais...

—Quoi ?! Tu me plantes un poignard dans le dos parce que nous n'avons pas le temps d'aller au resto !

— En vrai, Jung, Je ne peux vraiment pas. Il n'y a pas que ta vie amoureuse qui a des ratés en ce moments, si tu vois ce que je veux dire !

—Comment je fais maintenant ?

— Tu n'as qu'à demander à quelqu'un d'autre ! Tu ne vas pas me dire que tu n'as pas une autre femme dans ton entourage qui pourrait faire l'affaire.

— Et bien non ! Justement, il n'y a personne d'autre à qui je pourrais demander.

— Prend n'importe quel porte-fringue que tu côtoies quotidiennement.

—Certainement pas. Il faut que ça fasse crédible. D'autant que j'ai décrit ma « fiancée » comme étant une femme normale, aimant la pâtisserie et le tricot.

— Et tu voulais que ce soit moi ? Vraiment ?! J'ai une tête à faire de la pâtisserie ? Rien que le mot me fait grossir ! Et le tricot ?! Quelle idée ! Je suis la femme la plus impatiente de la planète ! Vraiment !

— Oui ! Mais tu m'avais dit que ça irait... et moi, je comptais sur toi ! Bordel !

— Hé ! Pas de grossièretés, monsieur le directeur !

— C'est bon. On est tout seul.

— Si tu exclus l'intégralité de la clientèle du supermarché, et la caissière ici présente, oui, nous sommes seuls !

— Tu as très bien compris ce que je veux dire.

— Je ne sais pas... Vous avez compris, vous ? demanda la jeune femme en s'adressant à la caissière avec un grand sourire.

Intriguée malgré elle par la voix de celle qui venait de l'intégrer à sa discussion de manière aussi familière, Lupita jeta un bref coup d'œil au couple qui se tenait devant sa caisse. Tous les deux étaient très élégants : Vêtements de marques bien coupés, stature altière, visages frais et reposés, cheveux impeccables. Rien à voir avec les gamins du collège d'à côté, les employés pressés des sociétés environnantes, les silhouettes voûtées par le temps des vieux ou les fronts soucieux des mères de famille qu'elle voyait habituellement. Deux égarés dans cette supérette de quartier populaire parisien, donc.

D'ailleurs, leurs achats parlaient pour eux : une pomme unique, estampillée bio– devait-elle leur dire que c'était sans doute du pipeau ?- , une salade d'orge et concombre – produit périmé le plus jeté dans cette supérette à égalité avec la salade au topinambour -, des barres chocolatées bio - qui devaient faire partie du stock depuis l'ouverture, vu l'état des emballages -, et bien sûr du ... Kombucha au gingembre ? – Lupita ignorait même qu'il y en avait en magasin. Une lubie de la fille du gérant sans doute -.

Bien sûr, tout cela ne faisait pas de différence pour Lupita. Quand elle était à sa caisse, rien n'en avait. Elle s'arrangeait pour demeurer souriante en toute circonstance. Elle évitait juste de croiser les regards, afin de ne pas inciter à la conversation. Elle ne discutait pas sur la santé du petit dernier ou sur l'effondrement de la société, ne riait pas aux blagues, ne blablatait pas sur la météo. Elle n'était pas là pour ça. On le lui avait bien fait comprendre quand elle avait été embauchée.

Toutefois, il eut été malpoli, et très mal vu, qu'elle ne réponde rien à une question qui lui était adressée aussi directement. Et maintenant qu'elle avait levé les yeux, elle ne pouvait pas non plus faire semblant de n'avoir rien entendu.

—L'idée générale, oui, répondit-elle donc.

—Ah ! Tu vois ! Elle a compris, elle ! lança « monsieur le directeur ».

— Je suis sûre que Mlle... Nana... ? C'est un diminutif ? s'exclama spontanément la jeune femme en s'arrêtant sur le badge de la caissière.

—Non, madame. C'est mon prénom. Ma mère adorait la pub pour les serviettes hygiéniques de cette marque. Mon frère s'appelle Kiri, et ma sœur, Nutella.

Lupita ne savait pas pourquoi elle avait répondu ça. Enfin si. Le ton un peu guindé de la femme, sans doute ; son air qu'elle trouvait condescendant ; la mauvaise disposition des planètes qui durait un peu trop dans son thème astral, et qui, ce matin déjà, lui avait joué de sale tour en la rendant morose !

Quoi qu'il en soit, Lupita avait répondu instinctivement et ne pouvait plus faire marche arrière en lui expliquant par le menu : qu'elle avait taché sa blouse d'uniforme hier ; qu'elle n'avait pas eu le temps de la laver pour aujourd'hui, n'ayant pas assez de linge sale pour faire une machine ; qu'elle avait emprunté la blouse de sa collègue Nana Koumari, qui était une sainte, et parvenait à ne jamais se salir au travail ! - qu'elle n'avait pas fait attention au badge.

Non, Lupita n'aurait pas pu dire tout ça à une parfaite inconnue qui semblait penser que «Nana » ne pouvait constituer un prénom convenable -Qu'aurait-elle dit de « Lupita » dans ce cas !-. Devant l'air de merlan frit de la cliente qui semblait se demander si ce qu'elle venait de dire était sérieux, Lupita décida que sa réflexion moqueuse lui semblait bien méritée. Qu'est-ce qu'elle lui voulait cette poulette de luxe égarée dans un terrier de renard ? De la solidarité féminine ? Il fallait pas pousser non plus !

Pour faire durer le plaisir, Lupita resta donc de marbre une demi-seconde, laissant ses interlocuteurs dans le doute, jusqu'à ce qu'elle esquisse un sourire, dont elle avait le secret. Sa large bouche aux lèvres bien dessinées se fendit d'une joue à l'autre, sans s'ouvrir cependant, avant qu'elle ne baisse son visage pour continuer à scanner les articles en étouffant son hilarité. « Monsieur le directeur » éclata alors de rire, tandis que sa compagne, les yeux écarquillés, lançait un « Ben merde, je m'y attendais pas à celle-là ! ».

— Ça t'apprendra à être familière avec les inconnus, commença l'homme, Comme si ton prénom était plus reluisant que celui des autres. C'est joli, Nana. Autant que Ludmilla. Et bien plus simple à écrire et à retenir, finit-il en faisant un clin d'œil de connivence, bien mal venu, à la caissière.

Lupita ne voulant pas continuer à alimenter la discussion en cours, fixa ses yeux vert d'eau sur lui, avant de lui annoncer d'une voix calme et sans intonation particulière :

— Ça fera 25 euros.

— Je n'ai absolument pas voulu vous vexer, mademoiselle, dit alors la jeune femme en prenant un air chagrin.

— Il n'y a pas de mal, Madame, répondit Lupita en usant exprès de ce « madame », qui ne convenait pas du tout à son interlocutrice, qui ne devait pas être bien plus vieille qu'elle. Puis, elle reprit son travail au bip caractéristique du paiement par carte bleue, sans plus les regarder.

—Elle m'a bien appelé « Madame », là ? chuchota Ludmilla à Jung.

— Tu l'as bien cherché, répondit-il sur le même ton.

—J'ai rien cherché du tout... Tu sais quoi. Si tu es tellement en accord avec cette « fille », tu n'as qu'à lui demander de jouer le rôle de ta « fiancée », répliqua-t-elle un peu plus fort dans l'optique de blesser la caissière et de mettre son ami dans une situation inconfortable. Je suis sûre qu'elle sera parfaite ! finit-elle en se campant sur ses jambes, avec morgue.

Et pour une raison qu'elle ne s'expliquait toujours pas - peut-être pensait-elle les faire fuir à toutes jambes ou, qu'à tout prendre, la journée ne pouvait pas être plus merdique -, Lupita, abandonnant un bref instant les articles qu'elle avait commencés à scanner pour la cliente suivante, répondit spontanément avec un autre de ses sourires légendaires.

— Mais ce serait avec grand plaisir...

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