4. Chapeau Bleu ou Chapeau Vert

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Chaque jour, Doof surprenait Perry avec une nouvelle phrase en langue des signes. Il savait associer // bonjour / ça va / toi // pour demander si ça allait... et quand son ami entamait la journée en lui demandant comment ça allait, il lui répondait avec ses mains // parfait / moi / en forme // quand il avait bien avancé sur ses maquettes ou l'inverse quand Roger lui avait discrètement piqué les clefs de son appartement et qu'il avait dû passer une nuit sur le palier car visiblement, ni son père ni sa mère ne se souciait assez de lui pour vérifier qu'il était à peu près vivant. Il ne connaissait pas suffisamment de mots pour ça alors il résumait ça par trois gestes.

Agiter vaguement ses deux mains, symétriquement : à peu près.

Poser son index sur son nez : sentir.

Amener sa main droite sur son torse en la baissant doucement puis la main gauche effectua le même geste pendant que la droite remonte : le verbe fatiguer.

// Bof, je suis fatigué // signa-t-il.

Il sortit son carnet à dessin où il avait caché une feuille pliée en deux qui contenait les détails de sa soirée... Perry la parcourait des yeux sans savoir comment réagir, sans doute était-il vraiment temps de lui expliquer qu'il avait du mal à lire son écriture ? Il déchiffra les mots "turn", "yield" et "halt" mais ces lettres ne devraient pas être alignées dans cet ordre-là, ça n'avait pas le moindre sens. Pour Perry, lire était déjà une LV2 puisqu'il communiquait depuis la naissance en langue des signes... langue qui possédait déjà sa propre structure grammaticale. Quand il fallait décrypter des lettres mal écrites, c'était encore pire et du haut de ses douze ans, il était bien incapable de déchiffrer les langues étrangères. Elles étaient obligatoires dès le primaire depuis quelques années et comme l'école n'allait pas engager un enseignant juste pour lui, il était tout simplement dispensé. Ça lui permettait justement de rattraper son retard dans les matières littéraires qu'il vivait comme une autre langue. Il abandonna sa lecture en voyant le mot "ocelot" six lignes plus bas... comment son ami pouvait-il résumer sa soirée en lui parlant de chats sauvages ?! Est-ce qu'il avait regardé la télévision ?!

Quand il releva la tête pour lui demander plus de précisions, il le retrouva les bras en l'air qu'il rabaissa très rapidement en agitant ses lèvres dans tous les sens... Perry esquissa un large sourire, c'était difficile de ne pas être embarqué dans les monologues de Doof car il voyait bien que ça le passionnait. Il le laissa quelques instants dans cette bulle mais il avait arrêté depuis longtemps de vouloir suivre en interceptant quelques mots sur ses lèvres. Comme toutes les personnes sourdes non-appareillées, Perry était excellent en puzzle : il captait quelques mots par-ci par-là et il était capable de relier les points avec une finesse qui lui permettait de ne pas perdre une miette de sens. La plupart des gens parlaient avec un débit moyen qui ralentissait ou accélérait à l'occasion mais il arrivait tout de même à suivre... le débit de Doof lui donnait la migraine, littéralement. Il avait passé un vendredi entier à essayer d'apprendre à l'écouter et il avait passé le week-end alité, incapable d'ouvrir les yeux sans avoir mal. Depuis, il n'essayait plus par respect pour sa santé mais ça lui manquait. Dès qu'il lui demandait de ralentir, son ami s'arrêtait et n'ouvrait plus la bouche de la journée. Il le surprenait avec sa phrase inédite en langue des signes et ils s'écrivaient beaucoup mais ça n'était pas pareil que les étincelles dans ses yeux quand il parlait de... de... qu'est-ce qu'il pouvait bien lui raconter avec autant d'enthousiasme ?!

Monsieur Karl agita doucement sa main alors Perry se redressa sur la pointe de ses pieds pour tenter de voir son AVS qui s'approchait de lui en posant ses deux mains fermées de part et d'autre de sa tête puis il plaça sa main directrice latéralement, pouce vers l'intérieur avant d'ouvrir et de refermer plusieurs fois ses doigts : "chapeau bleu". C'était son prénom en langue des signes... l'Assistant signait correctement mais sa famille utilisait la version internationale du mot "chapeau" en tapotant simplement le dessus de la tête d'une main, c'était important pour eux de pouvoir l'appeler d'une main puisqu'ils avaient souvent un outil dans l'autre main. La moitié de sa famille l'appelait Chapeau Bleu et l'autre moitié l'appelait Chapeau Vert, ils ne voyaient pas tous ses cheveux de la même façon. Visiblement, Carl était plutôt du côté bleu du spectre.

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