Iolass

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_ On attend, ordonnè-je à mes hommes.

Nous avons atteint la grotte. La faille est une bonne entrée, difficile certes, nos peaux portent de nombreuses écorchures mais le passage est sûr. Sur leur territoire, les Hyksos sont trop confiants. Ils n'ont pas encore réalisé que les Amazones reprennent l'avantage. À présent nous devons patienter. Un incendie dans une forge, la chose est courante. Ils ne verront pas tout de suite que c'est une attaque. S'ils sont bien entraînés, nos adversaires garderont leur position. Nous devrons nous en charger. Mais quand le feu prendra de toute part, alors la panique instinctive agira. Nous pourrons sortir. Ce ne sera certainement pas facile mais c'est jouable.

Tapis dans l'obscurité, j'observe. Je recompte sans cesse les jeunes femmes assises dans leur cage. Le même silence, la même discipline, la même détermination. Il leur faut un chef pour résister de cette manière-là. J'essaie en vain de l'identifier. Leurs corps poussiéreux, leurs traits fatigués et meurtris montrent parfaitement comment elles ont été traitées. Comment vont-elles réagir en nous voyant ? Nous avons impérativement besoin qu'elles aient la bonne réaction. Elles doivent nous suivre. Comment savoir que nous ne sommes pas des pillards, marchands d'esclaves ? Les prix d'une amazone s'envolent sur les marchés de certains royaumes. Ce sont des pièces de collection, de vraies perles rares !

_ Retirez-vos bracelets, murmurè-je à mes hommes en commençant par les miens. Ne parlez qu'amazone et montrez vos marques.

Tous comprennent et s'exécutent. Nos avant-bras disent ce que nous sommes, elles ne l'ignorent pas.

_ Qui s'occupe de la toute petite ? demande Fenril. Elle va nous ralentir.

_ Je m'en charge, propose Cassius, elle ne me gênera pas.

Je hoche la tête. Nous sommes prêts mais que font les éclaireuses ? Certes se déployer invisibles, dans un camp ennemi, est un art qui exige la plus grande prudence mais elles devraient avoir fini leur travail à présent. La nuit leur sert de couverture. Je leur fais confiance mais ce genre d'opération peut tellement échouer. Un cri d'alarme retentit au loin, de l'agitation, un ordre en hyksos : « Ne bougez pas ! » Nos gardes se tournent vers l'extérieur. Fatale erreur. Ils n'ont pas même le temps de nous apercevoir. Six contre huit, n'en parlons plus. Hippolyte a très bien formé ses amants, des guerriers d'élite, vifs et rapides. Quatre de nos hommes tiennent à présent l'entrée pendant que nous libérons les prisonnières. Elles n'exultent pas de joie même lorsqu'elles voient nos marques. Savent-elles que la partie est loin d'être gagnée ?

_ Des hommes approchent, Iolass ! Six, indique l'amant de la reine le plus âgé.

_ La relève, murmure une jeune fille d'à peine quatorze ans.

_ Laisse-les venir, Cassius. On s'en charge ici.

_ Nous ne sommes pas toutes là, précise une jeune femme rousse qui tient la toute petite dans ses bras.

Voilà qui n'est pas prévu.

_ Un petit groupe a essayé de s'échapper, explique-t-elle, pour prévenir Thermiscyre mais ils les ont rattrapées. Celles qui restent sont dans une galerie en contrebas.

_ Celles qui restent ?

_ Ils en tuent une tous les deux jours sous nos yeux pour qu'on ne s'y amuse pas. Leurs bâtardes aussi sont là-bas.

_ Combien ? sans vouloir penser à la durée de captivité que cette information induit.

_ Cinq des nôtres et deux bâtardes.

_ Quel est ton nom ?

_ Eria, annonçe-t-elle.

Je lui fais signe de confier la petite à Cassius. Il nous faut un guide. Je garde deux hommes : Fenril et Tôr. Les autres continuent comme il était prévu. Les lueurs rougeoyantes de l'extérieur prouvent que les éclaireuses sont passées à la deuxième phase de leur attaque. Que les plus âgées des prisonnières prennent les armes des gardes et qu'elles gagnent leur liberté. J'interpelle l'homme de la reine :

_ Arkan, tu es le plus expérimenté. Tu conduis les opérations. Ne nous attendez pas. Rendez-vous au fort.

_ Prince, lance-t-il. Hippolyte vous veut vivant ! Je tiens à ma gorge.

Merci de me le rappeler. Nous nous sommes compris mais je ne laisserai pas ces femmes aux mains de ces barbares. Eria nous fait signe, une galerie descend sur la droite. Nous avançons bien dans une ancienne mine, au moins une ancienne carrière. La pierre porte encore les marques régulières des ciseaux des tailleurs. Glaives sortis, nous progressons lentement avec prudence. À quatre, nous nous coordonnons rapidement. Un coude tourne vers la gauche. Fenril s'approche à pas de loup. Sa manière feutrée, presque féline de se déplacer ne déplairait pas à Alia. Je reste concentré. Penser à elle maintenant serait pire qu'une erreur, je sens tant de désespoir dans le lointain que je m'y anéantirais. Sept ! Eria avait raison. Enchaînées à la paroi par le cou, pieds et poings liés, elles sont très faibles. Les bébés ? Deux, posés à même le sol froid et humide. Ça n'a pas de sens. Pourquoi nourrir ces enfants ?

_ Pour que nous voyons ce qu'ils feront de nous, maugrée Eria. Ainsi ils maudissent notre sang en le mêlant au leur.

Une autre manière de détruire un ennemi, une autre arme de guerre, bien spécifique contre un peuple de femmes. Les chiens ! Ils paieront ça. Une dizaine d'hommes pour cinq prisonnières :

_ Que fait-on des bébés ? demande Tôr.

_ Ce sont des filles, s'offusque Eria. On ne les laisse pas.

Heureusement pour elles, je n'ose imaginer ce qu'elle aurait dit si ces enfants avaient été mâles.

_ Tu peux refaire ton petit tour de passe-passe ? s'inquiète Fenril.

_ Non. Ce n'est pas sélectif à cette distance. J'atteindrai d'abord les Amazones.

_ Dommage, c'était pratique.

_ Bon, alors ? attend Tôr.

_ On profite de l'effet de surprise et on fonce dans le tas.

Le sourire ravi de mes compagnons me galvanise. Ça, c'est leur manière de se battre : du bruit et du courage ! À trois ! Un, deux... Nous nous jetons au combat. Fenril est le plus rapide. Il tue un garde en deux temps trois mouvements. C'est décidément sa marque de fabrique. Mais trois autres l'encerclent aussitôt. Ces hommes-là ne se laisseront pas faire. Eria s'occupe de libérer ses compagnes. Tôr et moi retenons le reste de la troupe. La grotte amplifie les chocs du combat. Je glace l'un de mes adversaires. Proche de lui, il n'y a aucun risque. Les duels sont durs. Ces hyksos-là sont coriaces. Soudain, comme une panthère, Eria bondit entre nos jambes et va se pelotonner contre la paroi. Pourquoi ? Des cris ? non des pleurs ! Les bébés ! Elle les tient dans ses bras. Elle a surgi pour les arracher à nos pas. Automates, centrés sur nos parades et nos ripostes, nous en avons oublié l'essentiel. Tôr hurle : une entaille au bras ! Je bloque le second coup. Si nous en sortons, ce sera tous ensembles. Son adversaire me toise de sa taille gigantesque. Comme si cela pouvait m'impressionner. Son cœur de bœuf bat la chamade jetant des flots de sang dans ses veines, chacun de ses muscles. Il sue sous l'intensité du combat. Il tremble. Le froid s'insinue dans les pores de sa peau, de son corps, de son visage... Déjà son sang s'épaissit, l'eau dans ses veines se change charriant dans ses muscles des cristaux de glace. Son souffle ralentit, les battements de son cœur faiblissent lentement, peu à peu... Puis plus rien. Silencieux, figé dans son propre sourire supérieur, il tombe de tout son long, brisé en morceaux épars, pétrifiant d'horreur les trois qui restent. Nous nous en défaisons sans problème. Mais il faut encore sortir d'ici. Des voix s'approchent nombreuses. Ça y est. Les Hyksos ont compris. La faille, c'est notre seule chance.

DélugeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant