Par delà les vagues

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Le souffle glissant de l'aube sur mes mains. La caresse des houleuses vagues entre mes pieds. Tout. Et pourtant il n'y a rien. Ou plutôt, il n'y a plus rien. J'effleure le sable de mes doigts écorchés par la douleur mais je les retire aussitôt. Ça brule. Ça me fait mal. Chaque sensation que me procurent la mer et son environnement me brise un peu plus. L'air marin me donne la migraine. Malgré le manteau épais de mon mari, je suis morte de froid. Je décide alors de rentrer chez moi malgré le déchirement que je sens dans mon cœur. Cette plage a été mon souffle. Pendant des années, je l'ai aimée, côtoyée et respectée. Mais elle m'a ôté tout l'air des poumons, et comme une dispute entre deux meilleures amies, je ne peux plus la supporter. Pieds nus, je gravis les pauvres marches de l'escalier en bois pour regagner la route. Je traverse les quelques mètres qui me séparent de la maison. Je l'observe patiemment, attentivement. La maison où j'ai été si heureuse se transforme en théâtre de l'angoisse. Je recule, recule jusqu'à buter contre un muret. Mes mains se crispent sur le crépi pendant que mes yeux s'ouvrent. Souffrir. C'est la seule chose qui puisse me soulager. Souffrir comme il a souffert. Je pousse un soupir de soulagement. Je sais ce que je vais faire.

***

L'air frais des matinées d'avril fait onduler les délicats draps de soie. Les yeux fermés, je me remémore les merveilleux moments de la veille et sourit en sentant une main caresser mon épaule. J'ouvre les yeux et contemple l'homme de ma vie, mon mari. Je sens mon cœur fondre à mesure qu'il se penche pour m'embrasser. Je déborde de bonheur. Nous sommes mariés depuis seulement quelques heures et j'ai pourtant l'impression d'avoir vécu toute une vie à ses côtés. Bien que ce soit nouveau, qu'il soit tout près de moi me semble tellement naturel ! Nous sortons nous balader, main dans la main, le long de la mer. La sensation du sable sous mes pieds me procure un plaisir inouï. Mon corps est parcouru de frissons. Je grelotte, mais je m'en réjouis car tout ce qui compte c'est que je sois avec lui.

***

Un mois. Un mois de pur bonheur passé à s'aimer, se disputer et se taquiner. Cinq jours. Cinq jours qu'il est parti en Belgique pour son travail. Je me languis affreusement même mortellement de lui. Je passe mes journées à regarder la trotteuse de ma montre. Je n'ai qu'une envie, que la journée de travail se termine pour appeler mon mari. J'ai du mal à me concentrer au bureau, je ne fais que penser à lui, à ce qu'il fait, avec qui il parle... C'est une torture de ne pas pouvoir lui parler alors que j'en ai tant besoin. Heureusement, il me reste la mer. Je parcours quatre kilomètres tous les jours sur la plage. Elle me tient compagnie, me réconforte. Elle me tend un album de souvenirs à chaque fois que j'y passe. La mer est très attentionnée avec moi. Quand elle sent que je suis triste, elle pousse ses vagues jusqu'à mes pieds pour me consoler. Elle semble dire « Je suis là, ne pleure pas. ». Son amitié me réchauffe le cœur et me donne le courage d'affronter le lendemain. Mais aujourd'hui, je n'ai pas besoin de réconfort. Il revient demain ! Je cours à en perdre haleine pour l'annoncer à la mer. Je me place face à elle et crie :
« Il revient ! Il revient ! »
A peine ces mots lancés, la mer s'agite, se déchaîne et partage sa joie avec moi. En repensant à la magnifique vie que je bâtis avec mon cher et tendre, je ne peux m'empêcher de réfléchir à l'avenir. L'avenir, que nous réserve-t-il ? Peut-être y aura-t-il des cris et des rires d'enfants ? Je rougis en imaginant deux petits enfants dans notre minuscule maison. Auparavant, j'étais plutôt réticente à l'idée

d'avoir des enfants. Mais je crois que je suis prête maintenant ! Quand il rentrera, je lui dirai que je suis d'accord pour avoir des enfants, il sera ravi ! Un nouveau chapitre s'écrira pour nous.

***

Le crépi s'effrite sous la pression de mes doigts. La douleur m'empêche de bouger, ma migraine s'intensifie et j'ai du mal à respirer. Mon estomac se noue et je commence à avoir des spasmes. Je n'ai qu'une envie, c'est de mettre fin à cette douleur. Sentir le calme dans mon âme. Je me retourne doucement et voit la mer. Elle est toujours là. Je laisse quelques larmes tomber de mes yeux gonflés. Les premières. Je les sens couler le long de mes joues pâles et amaigries. Elles atteignent ma bouche et je sens traverser mes lèvres un goût salé que je connais bien. Même mon corps me dit d'aller me réconcilier avec la mer. Je sais qu'elle n'y est pour rien mais le fait est que je ne supporte plus ses petites attentions qui me plaisaient tant autrefois. Je ne veux plus qu'elle me rappelle ces souvenirs douloureux. Je ne veux pas entendre son chuchotement rassurant. Je ne veux pas qu'elle me dise « Je suis là, ne pleure pas. ». La mer ne peut pas me consoler ! Ce n'est qu'une illusion ! La mer ne peut pas ramener mon Tom à la vie ! Elle est inutile !
Je m'effondre sur le sol glacial. Je pleure et crie encore et encore jusqu'à ce que j'en perde la voix. Ce qui me tue, c'est que je n'ai même pas pu lui parler une dernière fois, entendre sa douce voix et le sentir partir. J'aurais aimé être à ses côtés. Ici et maintenant, cela semble irréel comme si j'allais bientôt me réveiller d'un terrible cauchemar. Mais je sais que ce n'est pas un mauvais rêve, c'est une réalité brûlée à cause des flammes de douleur en moi.
Tout a commencé ici. Tout finira ici. Je n'ai plus aucun but, aucun plaisir à vivre. Je me relève lentement et malgré la douleur qui transperce mes membres, je réussis à me hisser au-dessus du muret. Debout face à la mer, je la regarde une dernière fois. Je ferme les yeux. Enfin.
Soudain, je me rappelle d'une chose. Il y a quelques jours, Tom m'a parlé d'une lettre qu'il avait écrite pour moi. Il m'avait demandé de l'ouvrir seulement s'il était en retard. Il était plus qu'en retard, il était absent. En fouillant les poches du manteau,je retrouve cette lettre. Mes doigts bleuis par le froid l'enlacent tendrement. Je prends mon courage à deux mains et l'ouvre.
« Ma chère Fanny,
Je t'écris ces quelques mots dans le cas où je ne serais pas dans la possibilité de revenir vers toi. Tu connais ma tendance à prévoir et anticiper les choses. C'est donc uniquement par prudence que je te laisse ces quelques pensées. Tout d'abord, je dois te dire que je n'aurais jamais pu trouver une femme plus aimante et plus attentionnée que toi. Je t'aime de tout mon cœur et je sais que toi aussi. J'ai apprécié chacun des jours passésà tes cotés. Ils sont pour moi d'un grand réconfort et j'aime à me rappeler les plus beaux.
Si tu lis cette lettre, c'est que je ne suis plus là pour te tenir la main. Tu dois sûrement te sentir désemparée et c'est normal. S'il te plaît, rappelle-toi ceci : Même si je ne suis plus là physiquement, je suis présent dans ta mémoire. Tu ne me perdras jamais réellement. Ne rejette pas ses souvenirs parce qu'ils sont douloureux. Continue de bien vivre, et quand je te manquerai, souviens toi d'un moment que nous avons passé ensemble. Souviens-toi en avec le sourire. Mais fais attention, ne sois pas non plus trop nostalgique. Il faut que tu retrouves ton équilibre et même si cela prendra du temps, je sais que tu y arriveras. Tu es une battante. Je l'ai senti dès notre première rencontre.

N'ai pas peur de l'avenir, tu as une famille et des amis qui seront toujours prêts à t'écouter. Tu ne dois pas t'arrêter de vivre parce que mon cœur s'est arrêté. S'il te plaît, continue de faire battre ton cœur pour moi. Découvre le monde à ma place, va à la pêche pour moi ! Je ne veux pas que mon souvenir soit si douloureux qu'il t'emprisonne dans le malheur et t'enlève le goût de vivre.
Je précise que cette lettre représente mes dernières volontés et que tu n'as donc pas le droit de t'y soustraire ! Promets-moi de faire de ton mieux pour dépasser ton chagrin. Je garde en mémoire ton dernier baiser, ta dernière caresse. Merci d'avoir fait ce petit bout de chemin avec moi.
Ton mari qui t'aime, Tom »
En lisant ces mots, une sensation de bien-être m'envahit. Le mistral se calme et la mer s'apaise. Mon cœur gros commence à désenfler. J'ai pu entendre sa voix une dernière fois. Mon fardeau me semble tout à coup moins lourd. Je lis encore une fois ses mots et murmure : « Je te le promets ». Je lance à la mer un regard amical. Tom a raison, cela ne sert à rien de s'aigrir contre les souvenirs. En fait, j'ai de la chance d'en avoir autant. Je souris et me réjouis d'avoir choisi un homme si attentionné et prévoyant. Mon cœur se décide à faire tout ce qu'il a demandé. Je voyagerai pour lui et j'irai à la pêche. En souvenir. Je vivrai pour lui et pour moi. Tout à l'heure j'ai presque oublié qu'il y avait des personnes qui tiennent beaucoup à moi. Mes parents, mes amis. Sans m'en rendre compte, mon chagrin m'a rendu si égoïste que je ne pensais plus qu'à ma douleur. Mais je ne veux en aucun cas que mes proches ressentent cette même peine qui m'afflige. Merci Tom, de m'avoir rappelé ces choses essentielles. A présent, je peux faire mon deuil.
Je me retourne et descends lentement du muret. Les pieds à terre, je réalise ce qu'il vient de se passer. Comment ai-je pu penser faire cela ? Plus jamais je ne me laisserai guider par mes émotions négatives. Je regagne ma maison et m'assoie dans le canapé. Je ressens toujours des douleurs dans mon corps mais elles sont moins vives. J'attrape mon portable et téléphone à mes parents. Je dois être honnête avec eux sur ce que j'ai failli faire pour qu'ils puissent m'aider.

***

Sept ans. Sept années de pur bonheur passées à se disputer, à rire et à se taquiner. Mon petit Tom est devenu un grand garçon, il sait lire et écrire maintenant. Je lui ai préparé une surprise pour ce week-end. Il ressemble beaucoup à son père : les mêmes cheveux bruns brillants et la même voix. Avant de le réveiller, j'observe son petit visage paisible et repense malgré moi à ce terrible jour où j'ai presque sacrifié ma vie pour fuir ma peine. Si j'avais été au bout de mon geste, j'aurais commis un crime. Je ne le savais pas, mais j'étais déjà enceinte. Je ne le savais pas, mais j'avais une raison de vivre. Sans le savoir, mon mari a non seulement sauvé ma vie mais également celle de son fils. Je me mets à chanter sa berceuse préférée pour le réveiller en douceur. Petit à petit, il ouvre ses beaux yeux verts et me sourit.
« Bonjour mon trésor ! Il faut vite que tu t'habilles et que tu déjeunes... je t'emmène à la pêche aujourd'hui ! »
En un bond, il sort de son lit et saute partout dans sa chambre. Il est vraiment comme son père, un fan inconditionnel de la pêche ! Je le serre dans mes bras et réalise mon bonheur.
Rien ? Non. Tout. Comme l'immensité de la mer.

Par delà les vaguesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant