Chapitre 11 [Chantons une berceuse]

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La cage. L'éternel obstacle. Mais cette fois, au lieu de ne voir que les barreaux, elle considéra les espaces disponibles et les écarta à la seule force de ses bras. Le passage ouvert, elle y plongea tête la première à la rencontre de la Lua prisonnière. Tant pis pour les conséquences.

Plus aucune barrière ne pourrait la stopper.

Une bulle de silence. Une bulle et la vérité qui éclatent au grand jour.

— Oui, dit Lua.

— Quoi, oui ? demande Liktor.

— Oui Liktor, oui je t'aime, oui je veux faire ma vie avec toi. C'est idiot de ma part d'avoir répondu non une première fois ; c'est débile d'avoir eu besoin de réfléchir si longtemps ; c'est stupide cette peur qui est en moi, qui vibre en moi depuis des années ; c'est terrible cet asservissement, d'autant plus terrible que c'est moi qui en suis responsable. Je l'ai revue, tu sais, la Lua dont tu m'as parlé, cette Lua emprisonnée dans le plus profond des cauchemars. Je l'ai revue, avant d'arriver à Onivers ; elle m'a vue, elle m'a souri ; ce n'était pas un sourire réconfortant, c'était un sourire de pitié. C'est donc ce que j'inspire, hein ? De la pitié ? Parce que je ne suis pas libre, parce que je ne suis que cette enfant perdue ? Je n'ai jamais voulu l'admettre, Liktor, parce que je suis la grande sœur, parce que je suis l'amie qui attend, parce que je suis celle qui est calme, celle qui est sage, qui obéit bien gentiment ; parce que je n'ai qu'un rôle, que je ne me suis adaptée qu'à un moule, et que je n'ai jamais voulu le quitter, de peur de ne jamais réussir à m'adapter à un autre. Tu m'en as proposé un, je l'ai refusé, c'est stupide n'est-ce pas ? Je voulais, je veux prendre mes propres décisions, celles qui ne sont pas dictées par le BADGE, mais en faisant ça, je fais ce qu'ils veulent que je fasse, rester prisonnière de ma bulle, de mon cocon, d'une personnalité que je n'ai pas choisie et que je déteste. Je me déteste, tu m'entends ? Mes rêves, mes cauchemars, ils me hurlent tous la même chose : je n'ai pas peur, je n'ai peur de rien ; je maîtrise mon sommeil, je n'ai pas peur du vide ; et pourtant, la chose dont j'ai peur, c'est cette chose dont je ne peux pas me débarrasser, tu comprends, parce que cette chose est présente en moi, elle est enfouie dans les tréfonds de mes cauchemars ; ce dont j'ai peur, c'est de moi, de la véritable moi, la Lullaby qui est joyeuse, qui est capable de prendre des décisions, qui sourit au monde infect et qui est libre, oui, libre, libre de chanter sous la pluie, libre de danser sur les ponts, libre de se laisser tomber, libre de faire confiance à quelqu'un, de mettre sa vie entre les mains de quelqu'un. Cette peur, cette peur, cette peur... Le monstre, c'est moi ; je suis devenue un monstre au fil des ans ; il faut que je cesse de me voiler la face, hein ? J'ai toujours accusé les autres, j'ai toujours rejeté la responsabilité ; j'ai accusé Loanne parce qu'elle est parfaite ; j'ai accusé Yun parce qu'il est malade ; j'ai accusé mon père parce qu'il prend trop soin de moi ; j'ai accusé ma mère parce qu'elle ne prend pas assez soin de moi ; et j'ai accusé le BADGE, parce que c'est facile d'accuser le BADGE, n'est-ce pas ? Le BADGE, cette entité inconnue qui nous emprisonne, qui nous oppresse. Il est facile de penser que les chaînes, c'est eux ! Et pourtant, non. J'ai ouvert les yeux, j'ouvre les yeux dans un rêve, je me laisse porter, je découvre, j'apprends. Les chaînes, c'est moi, rien d'autre que moi ; je me pense prisonnière, je me découvre libre ; et cette liberté me fait bien plus peur que les chaînes ! J'ai peur, tu m'entends, j'ai peur, je m'effondre, je m'écroule, je deviens eau, je deviens... monstre. Je ne suis rien d'autre qu'un monstre. Comprends-tu ce que je ressens ?

C'est pour ça, tu vois, que je t'ai répondu non. Parce que je pensais être prisonnière du BADGE, parce que je pensais devoir être responsable de mes propres décisions. J'ai des personnes qui m'attendent de l'autre côté du décor, des personnes qui m'aiment à leur façon. J'ai Loanne, qui tous les ans pense à mon anniversaire, qui tous les jours m'accompagne à l'école, qui ne m'a jamais abandonnée en quinze ans ; j'ai Lili et Léa, mes deux adorables amies, toujours souriantes, toujours réconfortantes ; j'ai mes parents, qui m'aiment à leur façon ; j'ai mon petit frère, que j'ai appris à connaître ces dernières semaines, pour qui je pourrais sacrifier ma vie ; j'ai peur, j'ai peur qu'il parte, qu'il me laisse seule ; il décollera sans moi, il trouvera ses ailes, il taillera sa route, il atteindra les cieux alors que moi je suis le papillon sans ailes, condamné à ramper sur le sol ; je suis le poisson hors de l'eau, et lui nage vers le firmament. C'est mon cadet, je suis censée le protéger, je suis censée être un modèle pour lui ; et pourtant, il est infiniment plus mature, plus libre que moi. Il a su tracer sa voie, sculpter son moule. C'est moi qui l'admire, et non pas le contraire, qui l'admire parce qu'il a un rêve, et il va mourir, il va mourir, n'est-ce pas la pire des injustices ? Il va mourir, Liktor, parce qu'il est trop beau pour ce monde, lui il aurait triomphé... Et lui, il n'a pas peur de lui... Parce qu'il a appris à se battre contre lui, contre son corps inadapté, contre ses poumons malades ; il a appris à domestiquer son esprit, car c'est la seule chose qu'il peut contrôler. On le pense faible ; c'est la personne la plus forte que je connaisse. Et enfin il y a Léno ; lui aussi il m'aime, à sa manière ; ce n'est pas vraiment de l'amour, c'est de l'accommodement ; mais il m'a choisie, n'est-ce pas ? Lui ne m'aurait pas écoutée ; lui ne sait pas ce que c'est de rêver ; lui m'aurait rendu mes chaînes et ajouté celles du mariage. Je ne peux pas l'oublier, je suis fiancée à lui ; je ne peux pas l'occulter, je me suis engagée... Et je l'aime... à ma façon également. Je l'aime parce qu'il est beau, intelligent, qu'il vient d'une bonne famille ; mon cerveau, en ce moment même, me hurle de partir d'ici, d'abandonner les Chasserêves, de courir dans ses bras et de me marier... Me marier pour être tranquille... Mais mon cœur, il me dit non. Tu sais, dans le cauchemar, je crois que c'est lui qui est enfermé ; c'est lui qui me hurle d'être libre ; et surtout, c'est lui qui m'attire irrésistiblement vers toi, parce que tu n'es pas beau comme Léno ; tu n'es pas intelligent comme Léno ; tu ne viens pas d'une bonne famille comme Léno ; tu es un Dissident enfermé dans Onivers ; et pourtant, oui, pourtant, toi tu sais m'écouter. Tu es gentil. C'est peut-être ça qui me manque, dans ce monde : un peu de gentillesse. Une épaule sur laquelle je peux m'appuyer, parce qu'il n'y a personne pour me tendre la main, personne pour me dire : suis-moi, je t'emmène loin d'ici, loin de tes problèmes ; un endroit où tu pourras t'oublier ; un endroit où tu n'auras plus besoin d'avoir peur, de pleurer, d'emprisonner ton cœur à double tour ; un endroit où tu seras heureuse et libre, oui, libre de danser sur les ponts, parce qu'il y aura des ponts, parce que je sais que tu aimes le vide, cette sensation d'apesanteur, ce bonheur de tout quitter pour l'ivresse du vide ; libre de chanter sous la pluie, parce qu'il pleuvra, Lua, parce que je sais que tu aimes la pluie, parce que la pluie correspond si parfaitement à ton âme... Liktor, s'il te plaît, emmène-moi là-bas... Je n'en peux plus d'être livrée au BADGE, d'être blessée par le monde ; à force d'être écorchée, un jour je tomberai ; à force d'être séparée de mon cœur, un jour il me sera arraché... Je ne peux pas faire tomber les chaînes toute seule, parce que je suis faible... J'ai besoin d'aide...

Le Chant du LoriotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant