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     On a quitté la ville le 1er juin, à trois semaines du début de l'été. On n'avait plus aucune raison de rester. Le soleil cramait le sud de la France de ses rayons féroces, la sécheresse commençait déjà à étriper les sols calcaires et le bitume des villes suait par tous ses pores. Rester là-bas, c'était accepter de crever comme des rats. Il nous fallait tout laisser, prendre le large.

Et c'est ce qu'on a fait. Sacs à dos remplis à ras bord, chaussures de marche agrippées aux pieds, crème solaire tartinée sur le visage. On s'est barrés avant la catastrophe. Reverrions-nous notre chez-nous comme nous l'avions laissé lorsque nous reviendrons ? Nous n'en savions rien. L'été était vorace.

Le ferry glissait sur la Méditerranée, libre. Les calanques s'éloignaient, n'étant plus qu'une ligne plus épaisse que celle tracée par l'horizon.

Jules a écarté les bras comme s'il aurait voulu enlacer la mer. C'était son truc, crier ce qu'il avait sur le cœur, embrasser la joie, la laisser l'emporter.

— Crame pas sans nouuuus ! a-t-il hurlé à l'intention de Marseille qui fuyait, son ciel flouté par la pollution qui en émanait.

— Qu'elle brûle, a craché Clémentine. Qu'on puisse la faire renaître ensuite.

Sur le pont, des touristes se tartinaient de crème et pointaient du doigt des détails sur la côte.

Je me suis penchée à la rambarde pour observer la mer. Vagues bleues aux nuances sombres. Le vent a failli emporter ma casquette.

— Vous avez vu les nuages, là-bas ? Ça va taper fort ce soir, a commenté Katie.

— J'vais pleurer, a gémi Clem, menacée par le mal de mer.

Elle a mimé un relent de nausée et ça nous a fait rire. Sans ses cachets Merclam, ça allait donner.

Le vent marin rendait la discussion complexe. Il chuchotait ses craintes dans nos tympans, murmurait de colère, nous obstruait l'ouïe. Les nuages au fond du ciel courraient vers nous à une vitesse hallucinante. Les bourrasques les faisaient cavaler. La chevauchée nous dominerait bientôt.

J'ai fermé les yeux pour profiter des derniers rayons que le soleil brûlant nous offrait. Dans mes narines s'engouffraient les odeurs salines de la mer, asséchant ma gorge.

Le ciel a henni, s'est cabré, la lumière a disparu. La mer est devenue sombre, ses vagues plus torturées. Tout semblait sortir d'un tableau d'Aïvazovski.

— Venez, on va se fourrer dans la cabine, nous a proposé Mahé, criant pour couvrir le vent.

Une cabine de quatre pour cinq voyageurs. On s'était dit qu'un d'entre nous dormirait au sol sur son sac de couchage. On n'avait pas encore déterminé qui, ça se jouerait par un cache-cache dans la soirée.

Katie s'est installée sur une des couchettes, on a suivi son mouvement. L'excitation du départ improvisé commençait à retomber. On se demandait tous ce qui nous avait pris, où est-ce que ça allait nous mener. Sur le moment, on ne s'était pas posé de question. Jules avait lancé l'idée, ça nous avait emporté. Tout quitter, partir en randonnée. Loin de la ville étouffante et de ses préoccupations. Un besoin de prendre le large, remplir à nouveau nos poumons d'oxygène. Ça avait résonné en nous comme une nécessité. Et le lendemain on était sur le ferry, en direction de la Corse et son GR. L'une des randonnées les plus exigeantes du continent. De la grimpette sur des kilomètres. Pas de préparation, aucune anticipation. L'aventure.

On commençait tout de même à se questionner. À peser le pour et le contre comme si notre décision était réversible, qu'en débarquant demain au port on pourrait faire demi-tour et rentrer chez nous. Mais nous savions que c'était impossible. Rentrer, c'était accepter de se laisser brûler vif. Marseille nous consumerait.

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant