Roma Capoccia - Venditti
Le vent qui souffle sur la Piazza Bologna est glacé. Je tiens mon verre d'une main, puis de l'autre pour les réchauffer dans les poches de mon manteau. Livio et Giulia ont envie de poursuivre la soirée en boîte, Gabriella va rentrer car elle a des examens lundi et moi, je suis indécise. Partagée entre l'envie de m'amuser davantage avec mes amis et l'appel de ma couette bien chaude.
— Viens avec nous, Chiaretta ! Tu ne vas quand même pas suivre l'intello du groupe ?
Livio essaye de me convaincre de les suivre et adresse une petite pique à Gabriella au passage. Elle ne tarde pas à rétorquer :
— Je n'ai pas envie de repousser mon diplôme éternellement, contrairement à certains ! Chiara, je t'attends ou tu restes ?
Je les regarde à tour de rôle et finis par trancher :
— On a encore plein de samedis soir pour sortir ! Mais cette fois, je passe mon tour. Je suis congelée !
— On ne t'en veut pas, me rassure Giulia. De toute façon, je suis sûre qu'on s'amusera même si on n'est que tous les deux. Pas vrai, Livio ?
Je n'en doutais pas une seconde. Ces deux-là s'entendent bien, très bien même. Avec Gabby, nous échangeons un regard entendu et sommes plutôt contentes de les laisser en tête-à-tête.
Après les avoir salués à coup de gros câlins, nous nous enfonçons dans le métro, où l'humidité poisseuse me fait étrangement du bien. Mes mains reprennent peu à peu des couleurs. À cette heure-ci, nous trouvons facilement une place assise et restons silencieuses, bercées par le bruit de la rame.
Gabriella descend à la gare de Termini. Moi, je continue. Mon regard se balade sur la frise des arrêts. Je commence à bien me repérer et c'est plutôt rassurant d'avoir quelques repères, contrairement à mes débuts, lorsque j'avançais à tâtons.
J'en profite pour écouter un message audio de Sourire. Je dois le réécouter plusieurs fois avant d'en comprendre l'intégralité. Il me raconte sa journée : il a eu un entretien d'embauche qui s'est plutôt bien passé et espère être rappelé, puis il a trainé chez lui, avant de rejoindre ses amis pour regarder un match de foot à la télé.
J'avoue que je ne sais pas trop sur quel pied danser avec lui. Je n'avais jamais vécu de relation sans cadre bien défini et j'ai du mal à comprendre ce que Sourire attend de moi. Nous discutons tous les jours, pourtant, il ne semble pas souhaiter me voir autant que je l'aurais imaginé. Depuis la dernière fois chez moi, il n'a plus évoqué l'idée de recommencer et détourne le sujet lorsque c'est moi qui propose.
Ses messages sont doux et attentionnés, mais je ne sais pas quelle place il veut que j'occupe dans sa vie. J'ai du mal à discerner ce qu'il attend de cette relation. Peut-être que lui aussi se pose des questions, qu'il cherche à comprendre où cela nous mène. Ou peut-être que contrairement à moi, il se laisse porter.
Je préfère taire mes interrogations pour le moment, tout en appréciant chaque moment partagé avec lui. On apprend à se connaitre pas à pas, à échanger et à panser nos blessures respectives. Parce que de ce que je devine, lui aussi a eu son lot de souffrances et de trahison. Je n'insiste jamais pour en savoir plus. Sourire est quelqu'un qui se livre difficilement et je respecte sa discrétion. Il me parlera de lui et de son passé s'il en a envie.
En attendant, je me force à me concentrer sur l'instant présent. Je laisse mes doutes de côté pour savourer pleinement ce qui se construit entre nous, dans l'espoir que chacun y trouve son compte.
Je reviens à la réalité lorsque le métro s'arrête à la station Barberini. Je ne sais pas pourquoi, mais je me précipite dehors juste avant que les portes ne se referment. J'ai une envie soudaine de voir la Fontaine de Trevi illuminée.
Guidée par la douce lumière des réverbères et les guirlandes de Noël qui les décorent, j'avance, bras croisés et col fermé jusqu'au cou, à travers les ruelles pavées de Rome. La ville éternelle est magnifique de jour, mais la nuit apporte un charme tout particulier. Les édifices anciens semblent revêtir une aura mystique sous la lueur dorée de la lune et il flotte dans l'air un parfum envoûtant de dolce vita noctambule.
Un bruit d'écoulement continu m'indique que je suis dans la bonne direction. Après avoir passé deux rues supplémentaires, la fontaine me fait face. Elle est encore plus majestueuse de nuit et avec ce froid, peu sont les courageux à veiller tard pour avoir une photo. Les éclairages dorés mettent en valeur chaque détail de Neptune, de son char tiré par des chevaux et des créatures marines.
Le fredonnement de l'eau qui ruisselle m'invite à m'assoir quelques instants. Mes yeux se baladent, capturent des images et des souvenirs de ce moment solitaire, mais si émouvant. Ils finissent par s'arrêter sur les pièces de monnaie qui brillent dans l'eau cristalline, témoins des souhaits formulés par des visiteurs du monde entier.
Dans mon sac, je trouve une pièce. Je la serre au creux de ma main, ferme les yeux et formule mon propre vœu en silence. La pièce glisse ensuite entre mes doigts et tombe au fond du bassin avec grâce. J'ai hésité sur la formulation, mais j'ai finalement souhaité d'être heureuse. Tout simplement.
Après avoir passé un long moment à contempler la fontaine, je décide qu'il est temps de rentrer à la maison. Mon corps entier tremble d'être restée immobile, il faut que je marche. Je veux prolonger ce sentiment de bonheur et la magie de cette soirée en rentrant à pied. La ville est calme, les touristes se sont retirés, je suis en harmonie avec la nuit romaine.
Je déambule dans les ruelles étroites, au pied des façades au crépi abimé et admire l'architecture grandiose qui m'entoure. Même si certains passages sont mal éclairés, je n'ai pas peur. Ici, même les ombres ont une histoire à raconter.
Soudain, un air mélancolique de violon attire mon oreille. Le son est empreint d'une émotion profonde, presque déchirante. Je tourne instinctivement la tête pour découvrir l'origine de la mélodie.
À quelques pas de là, sur le parvis du Panthéon, se tient un violoniste solitaire. Son archet glisse délicatement sur les cordes et produit des notes d'une beauté poignante. Son visage reflète l'intensité de son jeu, tandis que ses yeux se perdent dans le lointain, comme s'il cherchait à exprimer toute sa peine à travers sa musique.
Il cueille mon cœur.
Les larmes montent doucement aux coins de mes yeux alors que je continue d'écouter sa complainte. Je me sens vulnérable, mais en même temps, libérée. C'est comme si le violoniste jouait pour tous ceux qui ont connu la tristesse, le désespoir ou la rancœur. Comme s'il jouait pour moi.
Je reste immobile face à cet artiste inconnu, captivée par ce qu'il réussit à créer autour de nous. Les passants se succèdent, certains s'arrêtent pour écouter quelques instants avant de poursuivre leur chemin, d'autres laissent également des larmes couler le long de leurs joues. La musique tisse une connexion invisible entre les âmes présentes et remplie les alentours d'une atmosphère presque mystique.
Finalement, le violoniste achève sa mélodie, laissant une note suspendue dans l'air avant de poser son instrument avec délicatesse. Il lève les yeux, rencontre mon regard, et esquisse un sourire bienveillant, comme s'il savait que son refrain avait appliqué un peu de baume sur mes cicatrices.
Je lui adresse un signe de tête rempli de reconnaissance, puis je reprends lentement mon chemin. Mes larmes ont séché, je souris. Je sais que cet instant restera gravé en moi et que cette nuit romaine, empreinte de mélancolie et de beauté, restera à jamais un souvenir précieux de mon Erasmus à Rome. Un parmi tant d'autres.
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Ça ira mieux à Rome
General Fiction✨ GAGNANTE DU PRIX WATTYS 2023 ✨ Chiara n'est plus que l'ombre d'elle-même lorsqu'elle débute son année d'étude à Rome. Son petit ami, surnommé Lâche, l'a laissé tomber sans aucun scrupule. À bout de souffle, elle va néanmoins s'accrocher et surmon...