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— Vous avez eu tellement de chance ! s'est exclamée Katie en nous rejoignant sur le chemin. J'ai cru qu'elle allait vous encorner.

— Jules, tu nous a sauvées, a admis Clémentine.

Elle lui a jeté un regard timide avant d'oser le serrer contre elle. Les voir aussi proches était si rare que ça a éveillé des crépitements de douceur sous mon thorax.

— Je n'ai fait que mon humble devoir en tant qu'homme viril du groupe, a répondu le blond en prenant son air beauf.

Clem lui a écrasé le pied avant de s'écarter.

— Tu fais chier, t'étais à ça de faire un sans-faute !

Nous avons repris la route. L'étape de ce sixième jour était très courte comparée à celles des jours précédents. Nous pouvions la terminer en quatre heures si aucun incident ne barrait notre chemin. Quoi qu'aient pu dire mes amis, il était vrai qu'il me tardait d'arriver au refuge. L'idée de reposer mes muscles fatigués accaparait tout mon être. Je ne pensais qu'au matelas qui m'attendait, qu'à mon sac de couchage dans lequel je me glisserais pour me réchauffer.

En sortant de la forêt, une brume épaisse s'est levée. Les nuages frôlaient les pics des monts au-dessus de nos têtes et une fraîcheur pénétrait par les ouvertures de mon short pour me parcourir de frissons.

Le GR20 n'était qu'une grande épopée construite d'ascensions et de descentes. On escaladait une montagne pour repartir aussitôt. Un grand parcours de sauts de haies, s'élever pour retomber, infiniment. Cinq jours de marche et je n'en pouvais déjà plus. La montée m'exténuait autant que la descente m'ébranlait. Des montagnes russes naturelles, éveillant en moi une foule de sentiments traînant. Peur et angoisse, joie et amour. Le temps de sourire à la vie que déjà je retombais.

Peut-être que vivre ça ressemblait à ça, une grande randonnée faite de hauts si difficiles à atteindre, et pourtant procurant la plus grande satisfaction, frôlant les étoiles et le rêve qu'elle portait, et d'une chute qu'on dévalait sans pouvoir s'arrêter. Jusqu'à toucher le fond d'un ravin gourmand qui ne voulait nous lâcher. Monter, tomber, remonter, dégringoler. Je me sentais au fond du monde, entravée par des racines, dépourvue de mes forces.

Mais j'ai tout de même posé un pied sur le début de la pente qui nous mènerait au col de la Bocca di Fuciale, puis un second, et un troisième. Si je me laissais tomber je resterais dans le vallon de tourments à jamais. Il me fallait grimper pas après pas ce raidillon vertigineux. Des barres rocheuses nous dominaient encore, comme pour nous dissuader de tenter d'y monter. Je les ai dévisagées avec fureur en accélérant. Même pas peur. Je ne sentais plus les ampoules à mes pieds, ni des piqûres des araignées qui gisaient sur mes jambes, ni mes épaules engourdies par le poids de mon sac. Mon mal de crâne n'était plus qu'une vague irritation auquel je n'ai plus pensé. J'ai écrasé les rhyolites de mes bottes de géante. Les gravats sous ma semelle se courbaient, silencieux.

Les mots de Clémentine me revenaient à chaque foulée. Je savais et pourtant je l'avais occulté. Comment mon esprit pouvait-il se jouer de moi à ce point ? Comment avais-je pu omettre si longtemps qu'Élise se trouvait en Corse ? Pays de ses ancêtres, région portée dans son cœur.

J'ai eu envie de frapper mon crâne contre un rocher. Tellement fort que ça l'aurait explosé. Mon cerveau trillait mes pensées sans règle, anarchie de neurones qui supprimaient ce qui comptait et ne gardaient que le futile, l'agréable, le vide. Des souvenirs filtrés et floutés et des émotions stérilisées. J'en voulais à mon corps de tant de lâcheté. Il fuyait ce qui pouvait le brusquer. Neuf mois à ne vivre que pour se protéger. Mais sa carapace n'était qu'une coquille d'œuf effritée. Un coup d'ongle et la voilà qui l'abandonnait.

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant