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     Avec Albert remotivant les troupes, le démarrage de la septième étape de notre voyage s'est fait joyeux et aguicheur. Un soleil explosif dorait déjà la combe et séchait l'herbe au bord des chemins. Le maquis nous renvoyait ses humeurs romarins et ses genets fleuris de jaune.

Jules était finalement ravi de la présence du nouvel arrivant dans le groupe : il avait trouvé quelqu'un avec qui il pouvait trottiner hors des sentiers balisés. Albert nous a expliqué que lui et son ami blessé faisaient le GR20 en courant.

— Vous êtes malades, ai-je balancé sans retenu. T'as pensé à ton cardio ?

— Ça fait un an que je m'entraîne tous les dimanches pour le muscler, ma p'tite dame, bien sûr que j'y pense.

— T'es malade quand même.

Jules et lui ont pris de l'avance pour gambader en suivant leur rythme effréné.

— Ça va, toi ? en a profité Katie pour me questionner.

J'ai lu dans son regard une part d'inquiétude. Ma crise d'hier les avait tous chamboulés. J'avais appuyé sur nos plaies et la douleur revenait. Je m'en voulais, mais je n'avais pas la force qu'ils avaient d'arriver à tout retenir, mon barrage émotif était encore frêle.

J'avais passé neuf mois en pilote automatique, vivant machinalement, gardant seulement en mémoire des évènements imprécis, m'excluant du monde pour ne pas m'y confronter. J'avais entassé toute ma souffrance au fond de ma poitrine sans oser la regarder, espérant qu'elle me quitterait d'elle-même. Mais j'avais conscience que je n'avais fait que retarder l'inévitable, et qu'à présent la réalité qu'il me fallait accepter m'assommait. Neuf mois de dérive silencieuse, et voilà qu'il aura fallu attendre ce voyage pour me récupérer.

— Ça va.

Katie a tiré nerveusement sur les lanières de son sac, Clémentine marchait à ma droite, les yeux rivés sur le bout de ses souliers. Mahé, derrière nous, était silencieux. J'ai senti l'angoisse et la honte de mes mots d'hier monter, alors j'ai débité sans penser :

— Je veux qu'on parle d'Élise, pas qu'on l'invisibilise. Je ne pense pas ce que j'ai dit hier. Je sais qu'elle est partie, je suis juste épuisée d'oublier sans cesse cette infirmation. Je le sais, sans le savoir, c'est quelque part en moi et pourtant je l'imagine toujours là. Elle nous attend sur le port de Marseille, pressée de nous revoir. Elle a le nez enfoui dans un bouquin à la BU, elle arpente les bars en quête d'une soirée méritant de l'intérêt. Je ne sais pas où elle est mais je la sens partout. Alors comment ingérer la nouvelle si sans cesse je l'oublie ?

Une buse m'a répondu depuis le ciel dans lequel elle naviguait, tournoyant à la recherche d'une proie fragile. La boule dans ma gorge s'est faite plus épaisse, je devais continuer où je ne le ferais jamais.

—Je sais que pour vous s'est loin, je sens bien qu'on a fait notre deuil de notre côté, que vous revivez. Je suis désolée de vous renvoyer ma tristesse en pleine figure.

Je me suis mordu la lèvre à en saigner, incapable de peser mes mots, de savoir le poids qu'ils auraient dans le cœur de mes amis. Au loin, Jules et Albert sautaient de roche en roche.

J'avais mon deuil au bord des lèvres saignantes et aucun manuel pour savoir quoi en faire. Des films et des livres m'avaient déjà conté les tourments qu'une perte inflige aux personnages, mais je ne m'y retrouvais pas. Parce que pendant neuf mois j'avais continué comme si de rien n'était, que la mort d'Élise était pour moi un vide, que je ne m'étais ni mise à pleurer ni effondrée. Alors comment faire quand la machine continue de fonctionner sans jamais exprimer que ses rouages sont en train de lâcher ?

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant