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     Je courrais à la suite de Mahé sans savoir où j'allais. Je me contentais de suivre ses pas de géant dans un rythme effréné. Mon sac battait contre mes reins, mon sang pulsait contre mes tempes, dans mon thorax, dans mes veines au bord de l'épuisement. Je n'avais plus de souffle mais je le suivais car on n'avait pas le choix. Jules s'était ouvert la tête contre un rocher, il nous fallait trouver du réseau et du secours au plus vite. Mais ces montagnes faisaient remparts à toutes les ondes qu'on espérait. Je zieutais désespérément les barres de réseau sur mon écran qui s'obstinaient à rester invisibles.

— Reste là si t'en peux plus, m'a suggéré Mahé entre deux foulées. On ne devrait plus être loin du village, je reviendrai te chercher.

— Je te laisse pas, ai-je juré.

Le paysage défilait mais je n'en voyais rien, seul le bout de notre course m'intéressait : il nous fallait atteindre le village et l'hôtel sur le col de Vergio. Il y aurait bien là-bas un téléphone, ou assez de réseau pour téléphoner. C'étaient nos seuls espoirs, et même notre seule possibilité. Les autres ne pouvaient pas exister, c'était impensable.

Nous avions confié Jules aux soins de Katie qui, avec ses trois années passées à faire médecine, savait mieux que nous tous gérer la situation. Clémentine était restée avec elle et Albert avait décidé de rebrousser chemin pour tenter de capter quelques ondes ou de trouver de l'aide.

Nous avons cavalé à travers les dalles granuleuses, scrutant l'horizon dans l'espoir d'apercevoir l'hôtel.

— On y est presque ! a essayé de me rassurer Mahé en accélérant sa course.

Ses jambes étaient beaucoup plus longues que les miennes, pour une enjambée j'en faisais deux.

— Trace ! l'ai-je poussé.

Alors il s'est mis à sprinter, m'abandonnant dans le maquis suant sous le soleil du début d'après-midi. Mon corps était lui-même en nage. J'ai rejeté ma casquette pour laisser ma tête respirer.

La silhouette de Mahé a disparu derrière un virage et je l'ai perdu. Notre groupe était dispersé. Des tas d'astronautes planant dans un champ d'astéroïdes de granite et genets. Et soudain j'ai senti une colère se répandre dans ma poitrine, comme une coulée de lave que rien n'arrête. J'ai shooté dans la première pierre que j'ai trouvée, puis dans une seconde. Elles ont roulé dans le pierrier, se fracassant les unes aux autres. J'ai continué à courir pour rattraper Mahé. La rage au ventre maintenant mon allure. J'ai cherché les balises pour ne pas me perdre, espérant qu'à chaque tournant la vue s'ouvrirait sur l'hôtel que nous cherchions. Jamais la civilisation ne m'avait autant manquée.

J'ai réenclenché mon pilote automatique et je me suis laissé porter comme je savais si bien le faire. Hors de mon corps, hors de ses douleurs et ses tourments. Pas après pas, foulée après foulée.

Et puis je l'ai vu : le goudron.

Une route qui serpentait entre les hêtres et les ronces acérées. Mes pieds se sont pris dedans sous la joie et je me suis rétamée. Tête la première sur le bitume grisé.

— Putain !

Mon sac à dos m'a glissé des épaules et s'est étalé un mètre plus loin.

Je me suis redressée comme j'ai pu, les membres engourdis, la machine cassée. Mon genou pissait le sang et mon menton était cabossé.

J'ai récupéré mon sac le pas tremblant et j'ai longé la route en priant n'importe quoi pour ne pas me tromper de sens. J'ai tenté de me remettre à courir mais mes égratignures me lançaient. Alors j'ai tout abandonné. Je me suis effondrée dans le fossé sans me soucier des mûriers et des orties qui y vivaient. Mes espoirs ne reposaient plus que sur la vitesse de Mahé. Je savais qu'il y arriverait.

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant